Les trente glorieuses aux EU : une croissance déséquilibrée
I – Une puissance devenue hégémonique
Les années 1950 voient l’apogée de la domination américaine sur le camp occidental. Cette domination est économique, avec la moitié de la production manufacturière mondiale vers 1950. Elle est aussi technologique grâce à un considérable effort de recherche et développement, qui assure une forte présence dans les industries de pointe. Elle est également monétaire et financière : le statut particulier du dollar rend possible un déficit extérieur permanent et l’extension de l’emprise financière des États-Unis par le biais des investissements directs à l’étranger (IDE) des firmes multinationales américaines. Enfin, cette domination est militaire. Les États-Unis réunissent donc les cinq attributs de la puissance.
Mais si leur position reste dominante, le dynamisme de leur économie est toutefois moindre que celui de leurs alliés en termes de croissance et d’emploi. Par ailleurs, les difficultés auxquelles se trouve confrontée cette économie jouent un rôle déterminant dans la montée des déséquilibres mondiaux de 1968 à 1973.
II – Une croissance pourtant plus irrégulière qu’en Europe
1. De 1945 à la fin des années 50. Après la guerre, le choc de la reconversion de l’économie de guerre est amorti par des dépenses publiques maintenues à un niveau élevé, par le plan Marshall qui soutient les exportations et par les effets du baby-boom qui soutient la demande. Mais les années 1950 sont marquées par la relative médiocrité et l’irrégularité de la croissance, qui est ponctuée de récessions en 1954, 1958 et 1961. Cela est lié au fait qu’après la poussée d’inflation suscitée par la guerre de Corée, la politique économique donne la priorité à la stabilité des prix. Il n’y a quasiment pas d’inflation, mais cela se paie par un freinage de l’activité.
2. Les « new économics » et leurs conséquences. Au début des années 1960, l’administration Kennedy change d’optique et applique directement les recettes du keynésianisme. C’est l’époque des « new economics », qui relancent l’activité et rétablissent le plein emploi par des mesures systématiques de soutien de la demande globale.
Le premier axe de cette politique est le maniement de la dépense publique. Les dépenses militaires et spatiales sont fortement accrues (conquête de la Lune, rattrapage des Soviétiques), ainsi que les dépenses sociales (programmes de lutte contre la pauvreté).
Le deuxième axe est fiscal. L’impôt sur les sociétés est réduit, l’impôt progressif sur les revenus personnels est allégé. C’est le tax cut, dont l’objectif est de soutenir la consommation plutôt que d’inciter à l’effort productif. Le déficit budgétaire est accepté comme instrument de relance. À terme, on compte qu’il se résorbera de lui-même, l’expansion économique retrouvée générant des plus-values fiscales.
Le troisième axe est monétaire. Il s’agit de faire baisser les taux d’intérêt à long terme tout en maintenant à un niveau suffisant les taux courts pour éviter les sorties de capitaux susceptibles de peser sur le cours du dollar. Cette distorsion des taux a été qualifiée de politique du « twist ».
Cette politique à caractère expansionniste a d’abord obtenu d’excellents résultats. De 1961 à 1969, on assiste à huit ans d’essor ininterrompu pendant lequel le PIB croît en moyenne de 4,6 % par an. Le taux de chômage reflue de 6 à 3,6 % de la population active et on approche du plein emploi des facteurs de production. Dès 1964, le déficit budgétaire se résorbe, puis disparaît ; jusqu’en 1965, le taux d’inflation reste très faible (1,3 % par an en moyenne de 1960 à 1965).
Mais à partir de 1965, la situation commence à se dégrader avec une augmentation des coûts, une baisse des profits, une hausse des prix et la détérioration du commerce extérieur. Le rythme de l’inflation passe à 6% en 1970. Cette évolution est à relier à la montée des revendications salariales ; une spirale prix-salaires se forme alors que de 1961 à 1965, les salaires réels avaient progressé nettement moins vite que les gains de productivité. Cela est lié aussi à la guerre du Vietnam et au flot continu de dépenses qu’elle suscite. De 1965 à 1969, la croissance garde tout son élan. Mais cette détérioration des équilibres ne pouvait manquer de mettre en danger la croissance elle-même.
III – Une économie dynamique mais de plus en plus déséquilibrée
1. Des déficits croissants. Les déficits extérieurs américains s’aggravent brusquement à partir de 1965. Or, si le déficit de la balance des paiements des États-Unis est indispensable au bon fonctionnement du SMI de l’époque, dans le même temps, un déficit excessif en sape les bases de l’intérieur. C’est le paradoxe dit de Triffin, qui exprime le télescopage entre les besoins de liquidité et les impératifs de la confiance. Toute la question est de savoir quand et comment on est passé à des déséquilibres explosifs. En effet, les déficits américains sont d’abord maîtrisés et conformes aux intérêts de l’économie mondiale. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, il y a pénurie de dollars et le redressement des échanges internationaux exige l’accroissement des liquidités internationales, c’est-à-dire des dollars en circulation dans le monde. La situation commence à se dégrader à la fin des années 1950 et au début des années 1960, lorsque les investissements américains à l’étranger (et donc les sorties de capitaux) s’accélèrent. Le stock d’or diminue : il correspond à deux fois les avoirs en dollars détenus à l’étranger en 1957, une fois en 1960, 20 % en 1971. Pour freiner le mouvement, les Américains font pression sur leurs alliés pour qu’ils contribuent à soutenir le dollar : ils leur demandent d’accumuler des réserves en dollars sans demander leur conversion en or et parviennent à organiser le « pool de l’or ». En son sein, huit banques centrales s’engagent à approvisionner le marché de l’or lorsque la demande est supérieure à l’offre pour éviter que le cours de l’or ne dépasse le prix officiel de 35 dollars pour une once.
2. La rupture du lien entre le dollar et l’or. Le problème de fond du déficit extérieur américain n’est pas réglé pour autant. Les réserves d’or diminuent régulièrement. La France conteste la position privilégiée du dollar dans le SMI et la possibilité pour les États-Unis d’avoir un « déficit sans pleurs ». En 1965, le gouvernement français demande le remboursement de 900 millions de dollars en or.
Le déficit même change de signification lorsqu’ entre 1968 et 1971 apparaît un déficit de la balance commerciale en raison des dépenses de la guerre du Vietnam et du début du déclin de la compétitivité américaine. En 1970, on cumule le déficit extérieur, l’inflation et la récession avec un recul du PIB et une poussée du chômage. Cette conjonction inédite a été qualifiée de stagflation. Elle conduit à la décision de suspendre la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 et à la rupture du système monétaire international (SMI) qui exerce un effet très déstabilisant sur le reste du monde.
IV – Des déséquilibres qui ont un impact global
1. Les désordres monétaires. De 1968 à 1973, les problèmes de l’économie dominante se confondent avec la montée des déséquilibres mondiaux. Pour financer leurs déficits, les États-Unis multiplient les emprunts à court terme auprès du reste du monde. Si leur position extérieure nette reste créditrice jusqu’en 1987, elle ne cesse de se dégrader. Les sorties de capitaux s’accélèrent et il y a de plus en plus de dollars en circulation hors des États- Unis. Or, dès les années 1950, les banques non américaines détenant des dollars réalisent qu’elles peuvent ne pas les céder à la banque centrale de leur pays, mais les prêter directement à un client. Ces dollars détenus en dehors des États-Unis par des non-résidents américains ont été qualifiés d’eurodollars. Ils deviennent les supports d’opérations d’emprunts et de crédits internationaux sur le marché dit de l’eurodollar, marché sans frontière dont les transactions échappent aux contrôles des autorités monétaires nationales qui deviennent inefficaces. Ce marché va connaître un essor considérable en raison des excès de la réglementation financière des États qu’il fournit un moyen de contourner. Mais cela conduit à un gonflement très rapide des liquidités internationales. Tout pays en déficit peut contracter un emprunt sur le marché de l’eurodollar pour augmenter ses réserves qui s’accroissent en fonction des déficits à financer
2. Vers la fin des 30 glorieuses
C’est dans ce contexte d’abondance monétaire internationale qu’il faut replacer le regain des inflations nationales à la fin des années 1960 : sur les marchés mondiaux de matières premières, les cours s’orientent à la hausse après une longue phase de baisse ; par ailleurs, l’inflation touche les pays jusqu’alors les moins atteints. Ainsi, les rythmes nationaux de hausse des prix convergent. Dans un monde où les prix ne sont plus stables, l’objectif devient de ne pas faire plus mal que le voisin, et il n’y a que peu d’incitation à mener une politique plus rigoureuse. En se généralisant au monde entier, l’inflation devient à la fois de plus en plus difficile à éviter et de plus en plus facile à supporter. Au sein de chaque pays aussi la donne change : l’inflation est de mieux en mieux intégrée dans les comportements. Les salariés en sont protégés par des mécanismes d’indexation (de droit ou de fait). Pour les employeurs, la hausse des coûts est en partie absorbée par les gains de productivité et en partie répercutée sur les prix dans un contexte permissif où tous les prix augmentent. L’inflation progresse et atteint des paliers de plus en plus élevés sans refluer, selon un effet dit de cliquet. Les agents forment des anticipations de hausse de plus en plus forte des prix et la croissance devient de plus en plus inflationniste.
C’est alors qu’intervient le premier choc pétrolier qui catalyse encore le processus de hausse des prix, casse l’élan de la croissance et marque la fin des Trente Glorieuses.