La révolution industrielle, matrice de la croissance (II)
Les problématiques
- Pourquoi la révolution industrielle ne peut-elle se résumer à ses seuls aspects techniques?
- Est-on fondé à parler de “révolution agricole”dans le cas de l’Angleterre?
- Quel a été l’impact social de la Révolution industrielle?
- En quoi assure-t-elle le triomphe du capitalisme?
Résumé: La révolution industrielle a déclenché une réaction en chaîne à travers laquelle des innovations de toutes sortes s’entraînent réciproquement et se diffusent dans l’ensemble de l’économie. Si elle a bien pour moteur l’innovation (cf le chapitre précédent), les transformations décisives qui la caractérisent sont aussi le fruit de la conjonction de multiples interactions et en particulier de celles qui lient les mutations de l’agriculture et celles de la démographie (schéma). Provoquant des bouleversements sociaux de grande ampleur, ces interactions assurent le triomphe du capitalisme. La Révolution industrielle est donc un processus interactif et un phénomène global dont il s’agit ici d’analyser la dynamique.
I. Révolution industrielle, agricole et démographique sont liées
Vers 1600 la productivité de l’agriculture anglaise est proche de celle de la France. Mais vers 1750 un écart considérable est apparu en sa faveur. Cela a été rendu possible par des améliorations de l’outillage, par le recul de la jachère, par le couplage de l’agriculture et de l’élevage, par le remembrement des terres du fait des enclosures. Les progrès accomplis sont tels qu’on est fondé à parler pour ce pays de révolution agricole.
Cette révolution agricole coïncide avec une phase de stagnation des effectifs de la population anglaise entre 1650 et 1730. En l’absence de croissance démographique, les mutations agricoles ont permis aux subsistances de prendre un temps d’avance sur le nombre de bouches à nourrir. De ce fait le revenu réel par tête a pu progresser et la demande se diversifier.
Cette coïncidence est un élément clef de la réunion des conditions préalables au décollage de l’économie anglaise. Elle crée des conditions favorables à l’éclosion de la révolution industrielle. La faiblesse de la pression démographique est en partie due aux virulentes épidémies de la fin du 17ème siècle, mais aussi à une modification des comportements liée au développement de l’éducation des filles, à la généralisation d’un mariage plus tardif et à l’essor de l’emploi dans les villes. Une fois amorcé, le processus de modernisation de l’agriculture se poursuivra et l’économie s’affranchira définitivement du « piége malthusien » qui jusqu’alors avait empêché de repousser durablement le mur de la rareté. Avec la hausse du niveau de vie, l’évolution de la population cessera d’être régie par la loi de population dont Malthus pensait avoir établi le caractère immuable et entrera dans une phase dite de transition démographique*
A retenir
Enclosures: en Angleterre les lois du même nom ont progressivement imposé la clôture des champs. Ce mouvement marque le passage d’une forme communautaire et peu productive à une forme individualiste et plus intensive d’économie agraire fondée sur la propriété privée des terres.
Jachère: terre temporairement non cultivée pour lui permettre de se régénérer
Loi de population: énoncée par Malthus elle postule que la croissance de la population suit une progression géométrique (1, 2, 4, 8, 16 etc.) alors que celle des subsistances n’est au mieux qu’arithmétique (1, 2, 3, 4, 5).
Piège mathusien: si toute amélioration de la production agricole se traduit par une hausse de la population, celle-ci finit par être trop nombreuse pour les ressources disponibles et doit donc diminuer.
II. La Révolution industrielle provoque des bouleversements sociaux
La révolution industrielle marque le passage à un nouveau type de stratification sociale caractérisé par l’émergence progressive d’une classe sociale nouvelle, la classe ouvrière.
1 – Le recrutement de la classe ouvrière
Il provient de trois sources différentes. La première est l’exode rural dont Marx souligne l’importance en relevant qu’à partir de 1750 en Angleterre, la révolution agricole fait apparaître un surplus de main-d’œuvre inemployée formant ensuite dans les villes une véritable « armée de réserve » au sein de laquelle les industriels vont pouvoir abondamment puiser. Si cette vision très mécaniste est à nuancer, il y a bien eu précocement d’importants transferts de main-d’œuvre dans ce pays. En effet, tout contribue à y appauvrir la petite paysannerie, qu’il s’agisse des petits propriétaires ou des travailleurs journaliers : suppression des communaux*, modification du système d’assistance avec une nouvelle loi sur les pauvres en 1834, déclin des industries rurales à domicile amenuisant les ressources d’appoint, morcellement des propriétés lié à la pression démographique, orientation des prix agricoles à la baisse dès 1815 et plus encore avec l’abolition des lois sur les grains (corn laws) en 1846.
Si l’exode rural est bien une réalité, les ruraux y ont résisté le plus longtemps possible s’ils en avaient les moyens. C’est particulièrement net en France, où l’industrie a connu une phase prolongée de ruralisation. L’exode rural y est tardif et, lorsqu’il se produit, il n’est pas seulement provoqué par la « révolution agricole ». Il est surtout lié à la crise de l’industrie rurale et au morcellement des terres provoqué par la croissance démographique.
Les deux autres sources sont l’essor démographique et la mise au travail des femmes et des enfants. Le premier pousse sur le marché du travail une population active potentielle sans cesse plus nombreuse, dont l’industrie bénéficie comme les autres secteurs d’activité. Pour ce qui est du travail des femmes et des enfants, si le phénomène n’est pas nouveau, il prend une ampleur considérable entre 1780 et 1830 avec une forte hausse des taux d’activité correspondants. Ainsi, les enquêtes montrent qu’à cette époque, le travailleur type de l’industrie anglaise du coton est une jeune femme âgée de quinze à vingt-cinq ans. En France, au milieu du XIXe siècle, on estime que les femmes et les enfants représentent environ 40% des effectifs des établissements industriels de plus de dix employés. Cette main- d’œuvre docile et peu coûteuse permet au patronat de peser sur les salaires.
2 – La prolétarisation de la main-d’œuvre industrielle
Le travail industriel, tel que l’exige le nouveau système de production, est très différent par sa nature du travail artisanal ou proto-industriel. Dépendant de la machine, qui impose ses rythmes avec des règles strictes de division du travail, il ne requiert ni initiative, ni créativité. Il en résulte une déqualification très prononcée de la main-d’œuvre dans le textile, mais beaucoup moins dans la sidérurgie et la fabrication des biens d’équipement, où le rôle des ouvriers qualifiés demeure essentiel.
C’est un travail soumis aux exigences du profit qui dicte sa loi dans un contexte très concurrentiel. Les cadences augmentent, les temps morts se réduisent et les journées de labeur s’allongent. Elles se déroulent dans un cadre insalubre et répulsif du fait des bruits, des odeurs, de l’humidité.
C’est un travail régi par des exigences très fortes de discipline, de rythme et de durée. Or, au départ, la main-d’œuvre est complètement inadaptée à ce type d’exigences.
La prolétarisation désigne le processus très contraignant de son adaptation au travail industriel. Le coût social de cette entreprise d’imposition de normes déshumanisantes a dans un premier temps été extrêmement lourd. Ce n’est qu’à partir de 1850 qu’on observe quelques signes d’amélioration graduelle du niveau de vie de la classe ouvrière. Dans un tel contexte, les relations de cette classe avec le groupe des possédants sont de nature objectivement conflictuelles. Marx théorisera ce processus dans Le Capital (1867) tout en montrant qu’à travers lui la bourgeoisie a porté les forces productives à un niveau jusqu’alors jamais atteint. Jouant à sa manière un rôle révolutionnaire, elle assure, ne serait-ce que provisoirement le triomphe du capitalisme.
A retenir
Loi sur les pauvres: En Angleterre existait depuis le 16ème siècle un système d’assistance aux plus pauvres dans le cadre des paroisses. Les dispositions sur lesquelles il se fondait ont été réformées à la fin du 18ème siècle (système dit de Speenhamland) puis abrogées en 1834
Corn laws (ou lois sur les blés): Mesures protectionnistes permettant d’interdire les importations de céréales dès lors que leur prix tombait en dessous d’un seuil fixé par la loi. Leur suppression en 1846 marque l’adoption par la Grande Bretagne d’un régime de libre échange.
III. Le triomphe du capitalisme
1 – Il se saisit de l’ensemble de l’économie
Si des formes de capitalisme sont apparues avant le XVIIIe siècle et la révolution industrielle, il s’agissait d’un capitalisme essentiellement commercial qui n’intéressait qu’un petit nombre de négociants dont les entreprises avaient des dimensions encore restreintes. Même les marchands-fabricants qui pouvaient animer de vastes organisations proto-industrielles dispersées dans les campagnes étaient plus marchands que fabricants.
Avec la révolution industrielle, en revanche, les rapports capitalistes pénètrent sur le terrain de la production. Le capitalisme se saisit de l’ensemble de l’économie qui devient une économie de marché, au sens que Karl Polanyi (La grande transformation, 1944) donne à ce terme. Le système des prix y fournit tous les signaux susceptibles d’orienter les comportements des agents. Il permet à la mécanique complexe des marchés de s’autoréguler et de s’ajuster en permanence, avec chroniquement des conséquences sociales dramatiques pour ceux qui subissent la baisse des salaires et la précarité de l’emploi.
Deux éléments contribuent à unifier le système économique et à asseoir le capitalisme :
- la généralisation progressive du salariat
- l’extension des marchés de capitaux.
On ne peut en effet réduire l’origine des transformations induites par la révolution industrielle au seul progrès technique, car le machinisme ne peut à lui seul transformer globalement l’économie. Il suppose aussi qu’existent des hommes susceptibles de faire fonctionner les machines (et donc un marché du travail), ainsi que des capitaux indispensables à leur acquisition (et donc un marché des capitaux).
2 – Il impose une logique d’accumulation
Pour reprendre les termes de Michel Beaud dans son Histoire du capitalisme , celui-ci est avant tout une logique sociale complexe porteuse de très puissantes forces à la fois créatrices et destructrices : « Le capitalisme n’est ni une personne, ni une institution. Il ne veut, ni ne choisit. Il est une logique à l’œuvre à travers un mode de production : logique aveugle, obstinée, d’accumulation (…). Logique qui s’est développée en Grande-Bretagne d’abord, puis, avec des décalages, dans d’autres pays d’Europe et aux États-Unis ».
La révolution industrielle anglaise est une rupture fondamentale en ce sens qu’elle marque l’avènement de cette logique qui, en quelques décennies, va transformer le monde et continue à le façonner.
A retenir
Sur la dynamique du capitalisme on se référera utilement à l’analyse de Fernand Braudel dont un résumé se trouve ici