L’amorce de la croissance en Allemagne et aux Etats-Unis
I. Une deuxième vague d’industrialisation
Plusieurs points communs permettent de rapprocher la situation de ces deux pays, par ailleurs si différents. Dans les deux cas :
- Vers 1850, les structures économiques et sociales n’ont pas encore été transformées en profondeur.
- Les débuts de l’industrialisation sont marqués par des guerres qui aboutissent à l’unité politique du pays : guerre de Sécession entre 1861 et 1865 ; guerres menées par la Prusse contre le Danemark (1864), l’Autriche (1866), puis la France (1870-1871).
- La croissance est d’abord axée sur le marché intérieur.
- Les thèses protectionnistes* trouvent un large écho, avec List en Allemagne et Hamilton ou Carey aux États-Unis.
– La croissance est plus rapide et moins fluctuante à moyen terme que dans les pays de la première vague. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, il n’y a pas de passage à vide et le rythme de l’industrialisation reste soutenu.
II. La révolution industrielle allemande
Le dépassement des obstacles initiaux
Du fait des ravages provoqués par la guerre de Trente Ans, la population ne retrouve son niveau de 1600 que vers 1750. À la même époque, la société rurale demeure régie par des institutions archaïques avec une forme atténuée de servage. Le régime des corporations réglemente strictement le travail artisanal. L’exploitation des mines est soumise à une tutelle administrative rigide. Au plan politique, l’Allemagne est morcelée en une mosaïque d’États réunis de façon très lâche au sein d’une confédération sans pouvoir. Dans ce contexte, les routes sont en mauvais état et les marchés sont cloisonnés. Il faut attendre la première moitié du XIXe siècle pour que les obstacles institutionnels commencent à être levés : les institutions rurales graduellement se modernisent, le système des corporations s’affaiblit, puis disparaît. Le retard économique de l’espace allemand est donc général. Quatre éléments vont toutefois déclencher l’essor industriel.
Les facteurs de l’industrialisation
- En premier lieu, il s’agit des transferts de technologies et de techniciens venus d’Angleterre et orga- nisés à l’initiative des pouvoirs publics de la Prusse.
- En deuxième lieu, l’accroissement de la demande est lié à la formation du zollverein. Également initié par la Prusse, ce marché commun* abolit les droits de douane entre ses membres et les unifie vis-à-vis des pays tiers. C’est dans son cadre que les chemins de fer vont prendre leur essor, avec également le soutien de la puissance publique. On assiste aussi au développement d’une agriculture pour le marché et à l’accroissement de la population, qui passe de 25 millions d’habitants en 1815 à 40 millions en 1870.
- En troisième lieu, les États encouragent l’essor des sociétés de capitaux et du système bancaire.
- Le quatrième facteur de l’essor industriel est un protectionnisme de type éducateur : conformément aux vœux de List, les droits de douane vont devenir les efficaces béquilles d’une industrie encore dans l’enfance.
L’ampleur de l’essor industriel
Qu’il s’agisse des sources d’énergie, du machinisme ou des industries de base, tous les éléments néces- saires à la mutation de l’économie vont se développer à un rythme accéléré à partir de 1850. En 1830, 3 millions de tonnes de charbon sont produites, et 19 millions en 1865 (contre 85 millions pour la Grande-Bretagne et 9,5 millions pour la France à la même époque). La même année, l’Allemagne exporte 11 % de sa production : l’Angleterre perd un client et trouve un concurrent.
En quelques années, l’économie allemande, en Prusse et en Saxe, se dote d’une industrie mécanique puissante capable de produire en quantités croissantes locomotives, wagons, machines-outils, machines agricoles ou machines à filer. L’industrie anglaise perd en partie l’un de ses principaux débouchés.
Pour ce qui est de la métallurgie, la mutation décisive intervient en Prusse entre 1852 et 1862. À l’issue de cette période, la production nationale satisfait 90% du marché intérieur, contre moins de 20% auparavant. Là encore, c’est un marché qui se ferme pour la Grande-Bretagne. Il en est de même pour le textile car en 1860, au terme de vingt-cinq ans d’efforts, la grande industrie cotonnière allemande est constituée et, sauf pour les articles de luxe, l’Allemagne couvre ses propres besoins.
Les caractéristiques de cet essor industriel distinguent l’Allemagne de la Grande-Bretagne et de la France, et la rapprochent des pays qui s’industrialisent après elle, comme la Russie ou le Japon. Il faut en particulier souligner le rôle multiforme et primordial de l’État dans l’organisation de la croissance, ainsi que celui du système bancaire : les banques universelles allemandes, qui sont à la fois des banques de dépôt et des banques d’affaires, ont réussi à pallier les insuffisances de l’épargne nationale et par conséquent, des marchés de capitaux. Il faut aussi remarquer l’étroitesse des liens entre la recherche et son application industrielle, et une tendance précoce à la concentration. On peut enfin relever le rôle idéologique du nationalisme qui, après les humiliations infligées par les armées napoléoniennes, tend toutes les énergies face à la menace que représente à l’époque l’avance anglaise. Ces observations recoupent les analyses de Gerschenkron étudiant le cas de la Russie.
III. Les débuts du processus d’industrialisation des États-Unis
État des lieux avant la guerre de Sécession
Selon Robert Fogel, les conditions nécessaires au décollage économique auraient été réunies dans les années 1820-1840 et le take off aurait eu lieu entre 1840 et 1860 dans le Nord-Est, ce qui rejoint les conclusions de Rostow. Les travaux de Douglas North confirment que, bien avant l’essor des chemins de fer, émerge aux États-Unis une économie dynamique avec entre le Sud, l’Ouest et le Nord-Est, des échanges intensifs favorisés par la baisse des coûts du fret maritime et du transport par voies d’eau. Le Sud, dont l’économie est fondée sur l’esclavage, est le royaume du coton qu’il exporte à l’état brut en Angleterre. Il reçoit de l’Ouest les vivres dont il a besoin et achète au Nord une partie des produits industriels qu’il utilise. Il en dépend aussi pour la commercialisation du coton qui est assurée par les armateurs de New York, alors que les financiers de Wall Street fournissent le crédit et les assurances. L’Ouest est lié au Sud pour l’écoulement de sa production et est tributaire des moyens financiers, puis des machines agricoles et des produits industriels du Nord-Est. Du fait de son rôle d’intermédiaire, le Nord-Est bénéficie d’un afflux de capitaux et doit faire face à une forte demande de produits manu- facturés. Entre 1840 et 1860, cela assure son décollage qui est favorisé par les atouts dont il dispose : abondance de l’énergie hydraulique, richesse du sous-sol, éclosion d’innovations dans un milieu favorable marqué par une urbanisation précoce et une tradition commerciale et financière. De nombreuses machines y sont inventées, telles que la machine à vapeur à haute pression, la machine à coudre (Howe, puis Singer), la moissonneuse (Mac Cormick) ou le bateau à vapeur (Fulton). La branche motrice de la mutation économique est le textile de la Nouvelle-Angleterre. Mais la métallurgie, l’industrie de transformation du bois et des machines-outils participent aussi au mouvement. En 1855, la première machine-outil « made in USA » est vendue à des clients anglais.
L’accession au pouvoir des Républicains et la guerre de Sécession
L’essor industriel est pourtant freiné par le poids politique des planteurs du Sud, avec pour enjeu immédiat le statut de l’Ouest. Va-t-il être un nouveau fief esclavagiste bâti sur une économie de plantations ou devenir une terre d’élection du capitalisme libéral ? En 1854, est créé le parti républicain qui incarne les intérêts de la bourgeoisie industrielle du Nord-Est. En 1860, Lincoln est élu président des États-Unis et une majorité républicaine s’impose au Congrès. Elle bouleverse la législation économique dans un sens favorable à l’expansion de la grande industrie capitaliste. Le tarif* douanier est relevé à plusieurs reprises (en 1861, 1864, 1867 et 1870), ce qui protège l’industrie du Nord-Est de la concurrence extérieure, mais est contraire aux intérêts du Sud acquis au libre-échange*. Par ailleurs, il faut répondre au manque de main-d’œuvre salariée nécessaire à l’expansion de l’industrie. Les Républicains y pourvoient en votant en 1864 une loi sur les contrats de travail, qui permet aux immigrants de payer leur voyage à crédit. Afin de favoriser le peuplement de l’Ouest, est adopté en 1862 le Homestead Act. Il prévoit la concession à titre gratuit de 64 hectares de terre à tout citoyen américain qui en fera la demande. Par ailleurs, les dispositions du Banking Act de 1863 organisent à l’échelle nationale un système bancaire apte à mieux stimuler l’investissement.
Tous ces éléments se conjuguent avec d’autres pour entraîner la guerre de Sécession, qui ravage les États-Unis de 1861 à 1865. À court terme, cela freine l’industrialisation. Mais, à moyen terme, la victoire du Nord crée les conditions propres à accélérer un mouvement engagé bien avant cette guerre civile.