La révolution industrielle, matrice de la croissance (I)
Les problématiques
- Quels sont les aspects saillants de la première Révolution Industrielle?
- Quelles voies a-t-elle emprunté?
- Quels ont été le rôle respectif de l’offre et de la demande?
- A quoi correspond le concept de décollage?
I. De la révolution industrielle naît un nouveau système de production
Il s’agit ici de décrire les principaux aspects de ce moment décisif du processus d’industrialisation que les historiens ont qualifié de Révolution Industrielle, les majuscules indiquant qu’il s’agit de la première. A travers elle émerge un nouveau système de production et s’effectue un triple passage
1 – Le passage au machinisme
L’outil est peu à peu remplacé par la machine-outil, soit par un mécanisme articulé recevant son mouvement d’une machine motrice. L’énergie utilisée ne provient plus ni de l’homme, ni de l’animal, mais d’une source inanimée qui peut être l’eau (moulin à eau), le charbon (machine à vapeur) ou plus tard l’électricité (moteur électrique). La révolution industrielle est une révolution technique sans précédent.
2 – Le passage au « factory system »
L’usine moderne apparaît à cette époque. Elle concentre en un même lieu des moyens de production importants (machines-outils et machines motrices) et les travailleurs qui les mettent en œuvre. D’une production dispersée entre de multiples ateliers, caractéristique de la proto-industrie (ou putting-out system), on passe à une production techniquement concentrée. La révolution industrielle est un bouleversement de l’organisation économique.
3 – Le passage à de nouveaux rapports sociaux
Seuls ceux qui possèdent les moyens de production sont en mesure de capter le profit né de la vente de la production sur le marché des biens et des services. Ceux qui travaillent se bornent à vendre leur force de travail contre un salaire qui en est le prix sur le marché du travail. De cela découle une séparation radicale du capital et du travail qui définit le capitalisme, système où ceux qui mettent en œuvre les moyens de production n’en sont généralement pas propriétaires. La révolution industrielle est une révolution sociale.
Eléments à retenir
Révolution Industrielle: employée par Adolphe Blanqui dès 1837, l’expression est reprise par Paul Mantoux au début du 20ème siècle. Elle désigne le basculement d’économies et de sociétés traditionnelles dans une ère nouvelle symbolisée par l’usine et l’apparition de nouveaux rapports sociaux. Les historiens s’accordent tous sur le fait que sa première phase se déroule en Angleterre dans le dernier tiers du XVIIIe siècle
Décollage: les économistes analysent ce processus en mettant aussi en avant le concept de décollage (ou « take off »). Forgé par Rostow, il désigne la période d’au plus 20 ans pendant laquelle le rythme d’activité d’une économie accélère brutalement, ce qui ouvre une ère nouvelle de croissance auto-entretenue (“self sustained growth”). Pour ce qui est de l’économie anglaise, Rostow le situe entre 1783 et 1802.
II. Le processus transforme d’abord les industries légères
1 - Des innovations en grappe
C’est une grappe concentrée d’innovations technologiques apparues dans la seconde moitié du 18ème siècle qui fait entrer la Grande Bretagne dans l’âge industriel moderne. Le processus s’ y manifeste d’abord par une complète mutation de l’industrie du coton qui se déroule en Grande Bretagne entre 1770 et 1830. Apparue à la fin du 17ème siècle, elle ne fut pourtant d’abord qu’une activité secondaire par rapport au travail de la laine qui depuis le Moyen-Âge était la première branche industrielle. Mais ce secteur a pu se développer en dehors du carcan réglementaire qu’imposait le système des corporations. Il échappe donc au poids de la routine et des intérêts établis et les coûts de production y sont moindres. Or, sous l’impulsion d’un phénomène de mode, la demande pour ces tissus bon marché, robustes, colorés, légers et faciles à entretenir est en plein essor. C’est ce dont témoigne la « folie des indiennes ». D’abord importés des Indes, leur fabrication est ensuite strictement réservée aux producteurs locaux qui vont bénéficier à la fois d’un marché protégé et d’un hasard technique : la fibre de coton se prête bien mieux que la laine à la filature mécanique. Cet appel du marché est un facteur de croissance rapide, mais fait vite naître des goulots d’étranglement. Au départ, il faut en effet jusqu’à dix fileuses pour produire le fil nécessaire à un tisserand. En 1733, la navette volante de John Kay améliore le rendement du métier à tisser traditionnel, ce qui accentue encore le déséquilibre initial. La réponse technologique est triple :
- En 1765, Hargreaves lance la « spinning jenny », mécanique simple qui permet d’actionner manuellement plusieurs broches à la fois.
- En 1768, Arkwright met au point le « water frame », machine lourde qui nécessite l’emploi d’une force motrice puissante comme celle de l’eau.
- En 1779, Crompton invente la « mule jenny », capable de produire un fil à la fois fin et résistant et combinant de ce fait les avantages des deux procédés précédents. Au seuil du XIXe siècle, sa version automatique, mue par une machine à vapeur, s’impose dans l’industrie textile.
La percée technologique dans le filage produit une réaction en chaîne qui aboutit à la mécanisation de toute la branche. Le premier métier à tisser est conçu par Cartwright, qui dépose un premier brevet en 1785. Toutefois, le tissage mécanique ne s’imposera définitivement que dans les années 1830, après que les tisserands manuels ont tous été acculés à la ruine. En dépit de ces résistances sociales dont témoigne le mouvement luddiste, l’industrie du coton détient au début du XIXe siècle les conditions techniques de son équilibre interne. Elle est mécanisée d’un bout à l’autre du processus de production et met un terme au système proto-industriel dispersé dans les campagnes.
2 – Un secteur qui devient moteur
Grâce au progrès de la mécanisation, la première grande industrie capitaliste est née. Cette industrie présente trois caractéristiques remarquables :
- C’est une industrie de croissance. Les importations de coton brut ont été multipliées par 30 en Angleterre entre 1780 et 1830. De l’évolution de cet indicateur, on peut inférer un taux de croissance moyen supérieur à 5 % par an jusqu’en 1850, et même proche de 7 % dans les années 1820- 1830. Ce sont déjà des taux de croissance modernes. Conséquence logique : le poids du secteur cotonnier dans l’économie britannique augmente, comme en témoigne l’essor de sa contribution à la valeur ajoutée.
- C’est une industrie créatrice d’emplois. Elle occupe 100 000 personnes vers 1775, mais 4 fois plus en 1830 alors même que les gains de productivité y ont été considérables. Mais dans le même temps la nature des emplois s’est modifiée, les artisans à domicile étant remplacés par des ouvriers de fabrique dont les effectifs croissants forment le premier noyau du prolétariat en formation.
- C’est une industrie d’exportation : en 1780, la Grande-Bretagne exporte 1/6e de sa production ; mais en 1830, l’industrie du coton représente à elle seule la moitié du total des exportations du pays.
Exerçant des effets d’entraînement sur le reste de l’économie, l’industrie textile est devenue un secteur moteur de l’économie britannique.
Eléments à retenir
La folie des indiennes – Au 18ème siècle se diffusent de nouveaux modèles de consommation avec en premier lieu un spectaculaire engouement pour des cotonnades d’abord importées des Indes, phénomène qualifié de folie des indiennes. Cette pression de la demande est à l’origine de l’industrie moderne du coton, ainsi que le souligne Patrick Verley (La Révolution industrielle, Folio, 1997)
Le mouvement luddiste – Le terme trouve son origine dans le nom d’un ouvrier anglais plus ou moins mythique, John ou Ned Ludd, qui aurait détruit deux métiers à tisser en 1780. On ignore en fait s’il a véritablement existé. Mais des lettres signées de ce nom ont été envoyées en 1811, menaçant les patrons de l’industrie textile de sabotage lorsque s’affirme en Angleterre le luddisme, mouvement ouvrier connu pour ses destructions de machines (métiers à tisser notamment). Des mouvements comparables sont ensuite apparus en France, notamment à Lyon dans les années 1830 avec les révoltes des Canuts : brisant les nouvelles machines à tisser (Jacquard) les ouvriers revendiquent un salaire garanti face à la concurrence et au progrès technique qui font baisser les prix.
III. Il s’appuie ensuite sur les industries lourdes
Les activités métallurgiques s’organisent autour du travail du fer et de l’extraction du charbon. En Grande Bretagne, dès la deuxième moitié du 18ème siècle, on doit faire face à une pénurie de bois. Or la métallurgie traditionnelle repose sur son usage alors que les besoins ne cessent de croître. On surmonte ce goulot d’étranglement* grâce à une énergie de substitution : la houille ou charbon de terre. En Angleterre, elle est abondante et bien répartie sur tout le territoire. Son usage croissant exerce un impact sur les activités industrielles, directement en tant que matière première dans la fusion des métaux, indirectement à travers les problèmes de son exploitation dans les mines (extraction, transport mais aussi évacuation des eaux). En se généralisant l’usage du charbon suscite une série d’innovations qui lui sont liées et qui, en premier lieu, bouleversent la production de métaux ferreux.
1 – De la fonte au bois à la fonte au coke
En 1709, Abraham Darby trouve le moyen d’utiliser le charbon transformé en coke pour produire de la fonte. Mais le matériau obtenu est au départ trop cassant et le procédé de la fonte au coke ne s’impose que lentement. En 1783, le procédé du puddlage, mis au point simultanément par Cort et Onions, permet de transformer la masse croissante de fonte qui peut être produite en fer, état du métal beaucoup mieux adapté aux besoins de l’âge industriel. L’année suivante, le laminage du fer se substitue à son martelage, ce qui est source d’importants gains de productivité. Ces innovations majeures sont à l’origine de la métallurgie moderne qui est née de l’alliance de la houille et du fer. La combustion du coke dans les hauts fourneaux exigeait toutefois un courant d’air puissant que la machine à vapeur va bientôt leur insuffler.
2 – De la machine de Newcomen à la machine à vapeur
Pour exploiter le charbon, il faut parvenir à pomper l’eau qui s’accumule au fur et à mesure qu’on creuse le sol. Mise au point au début du XVIIIe siècle, la pompe à feu de Newcomen ne réglait que très imparfaitement la question, car elle était dangereuse et n’avait qu’un faible rendement. James Watt lui apporte des améliorations décisives en inventant une machine qui n’utilise que la vapeur sous pression comme force motrice. Les premiers exemplaires servent à évacuer l’eau du fond des mines. En 1781, il parvient à transformer le mouvement de va-et-vient du piston en mouvement circulaire et son invention peut devenir une machine motrice universelle. Capable de mettre en mouvement toutes sortes de mécanismes, elle marque une étape décisive du processus d’industrialisation, car toutes les activités peuvent désormais disposer d’une force motrice puissante. Pouvant être installée n’importe où, ce qui permet de s’affranchir des contraintes de localisation près des cours d’eau, elle utilise de surcroît un combustible abondant, peu coûteux et transportable.
3 – De la machine à vapeur à la locomotive
L’alliance du fer et de la vapeur conduit tout droit au chemin de fer qui a également pris naissance dans l’univers de la mine. Dès le XVIIIe siècle, des rails en bois y sont utilisés pour faire circuler des wagonnets tirés par des chevaux. À partir de 1760, on remplace ces rails par des rails en fer. Pour que cette forme de transport sorte de la mine, il lui manque une machine motrice. Celle-ci apparaît au début du XIXe siècle lorsque des artisans mécaniciens, et en particulier Richard Stephenson, ont l’idée d’adapter une machine à vapeur sur un chariot mobile que l’on peut faire circuler sur des rails. Ouvertes dans les années 1820, les premières installations font quelques kilomètres et servent à évacuer le charbon vers une ville ou un port voisin. En 1830, la première ligne à vocation générale relie Manchester à Liverpool. Dès lors, le train devient un moyen de transport universel. Se développant selon sa logique propre, l’industrie ferroviaire devient à son tour un secteur moteur exerçant sur le reste de l’économie de puissants effets de structuration et d’entraînement.
Eléments à retenir
Révolution industrielle et grappe d’innovations – Les liens entre charbon, machine à vapeur et chemin de fer mettent en évidence la fécondité des interactions dont la révolution industrielle catalyse les effets. Ainsi, des progrès dans l’usinage des métaux sont la condition nécessaire à la construction de machines à vapeur performantes. En retour, la machine à vapeur est un facteur clé du progrès technique dans la métallurgie dont elle actionne les souffleries et met en mouvement les marteaux-pilons. De même, elle accélère l’essor de la production de charbon en permettant le pompage des eaux et la remontée mécanique des mineurs et de la houille. Le progrès technique constitue bien un tout reliant des éléments interdépendants, ce qu’illustre la notion de grappe d’innovations (Schumpeter).
La railway mania – Entre 1830 et 1850 l’Angleterre se couvre d’un réseau ferré dense qui quadrille son territoire. C’est la « railway mania » qui permet à la métallurgie de base et aux constructions mécaniques de trouver au sein du pays les débouchés de masse qui auparavant leur manquaient puis de jouer un rôle de premier plan dans l’équipement ferroviaire du monde, en particulier des États-Unis et de l’Allemagne