Les irrégularités de la croissance des PDEM depuis les années 90
I – La divergence des évolutions
Dans les années 1990, la croissance a été inégale selon les zones géographiques. Le contraste est saisissant entre l’Europe et les États-Unis. Ces derniers ont enregistré une longue période de croissance soutenue. À l’inverse, l’Europe est longtemps restée enlisée dans un marasme d’une longueur inhabituelle. Pour expliquer un tel contraste, un premier élément de réponse est le progrès technique. Les États-Unis sont entrés plus tôt que l’Europe dans le monde des technologies de l’information et de la communication. En rendant les travailleurs plus productifs, Internet et les téléphones mobiles expliqueraient la vigueur de la croissance américaine.
Un deuxième élément est la politique économique. Sous la conduite d’Alan Greenspan, président de la Fed, les États-Unis ont mené une politique monétaire souple et de ce fait, réactive. Dans le même temps, l’Europe est restée longtemps empêtrée dans la marche difficile vers l’unification monétaire.
Un troisième élément est le fonctionnement du marché du travail. Les États-Unis ont connu un taux de chômage d’environ 4 %, parmi le plus bas de leur histoire. Dans le même temps, celui de l’Europe est en moyenne deux fois supérieur. La croissance américaine plus forte explique évidemment que le taux de chômage y soit plus faible, conformément à la loi mise en évidence en 1962 par Arthur Okun. Mais on peut aussi faire valoir que la relation marche dans l’autre sens : la croissance des Etats-Unis a été longue et soutenue, parce que le marché du travail y était plus réactif que le marché européen.
II – La mollesse de la croissance dans l’Union européenne
Dans les années 1990, les performances économiques de l’Union européenne ont été décevantes. La croissance a été faible et le chômage très élevé (avec en Espagne un pic à 24% en 1994). En revanche, l’inflation a été basse. On peut faire l’hypothèse que ces deux aspects sont liés. Pour ce qui est de la France sa situation a été très proche de celle de l’Europe dans son ensemble. Tout au plus peut-on noter des performances un peu meilleures à la fin de la décennie en termes de croissance, de réduction du chômage et de modération de l’inflation.
Cette situation de l’Europe contraste fortement avec celle qui était la sienne pendant les Trente Glorieuses. À cette époque, on parlait de « miracle européen ». En France, le chômage touchait 1,3 % de la population active en 1961, 2,7 % en 1971, mais 7,3 % en 1981, 9,5 % en 1990, 12,4 % en 1997, et il dépasse 10% de 2010 à 2017.
Le miracle européen a donc disparu et dans les années 1990, le taux de chômage a été systématiquement plus élevé en Europe qu’aux États-Unis. Pour l’expliquer, les économistes libéraux ( tels Jean Tirole, prix Nobel 2014, ou Pierre Cahuc et André Zylberberg) incriminent les rigidités du marché du travail. Ils dénoncent le niveau trop élevé des allocations chômage et du salaire minimum, la trop forte protection des travailleurs par le droit du travail et le poids des charges sociales. Dans cette optique, la solution est de rendre le marché du travail plus flexible.
Pour les héritiers de Keynes (comme en France Jean Paul Fitoussi et les économistes de l’OFCE) ces prétendues rigidités ne sont pas excessives et le chômage élevé résulte avant tout de mauvaises mesures de politique macroéconomique. Selon cette approche, une politique monétaire plus expansionniste d’argent à bon marché aurait permis de relancer la demande et de réduire le chômage. En tout état de cause, cette voie est impraticable dans les années 1990, en raison des contraintes qu’imposent la gestation de l’euro et le respect des critères de convergence. Pour un pays comme la France, l’unification monétaire de l’Europe a certainement eu un coût important en termes de croissance et d’emploi. Il faut les apprécier au regard de ce qu’elle lui a apporté et des blocages de sa société, très allergique aux réformes qu’il aurait fallu entreprendre pour accompagner le mouvement.
III – Le dynamisme de l’économie des États-Unis
Les États-Unis entament les années 1990 par une récession. Mais fin 1991, elle cède la place à une phase d’expansion de 107 mois, soit une durée exceptionnellement longue. En parallèle, le taux de chômage n’a cessé de baisser et l’inflation est restée faible. En 2001, un net ralentissement confirme qu’une phase d’expansion ne peut durer indéfiniment. Avec le krach des valeurs Internet, le mythe de la «nouvelle économie» s’est dégonflé. Ce coup de frein a été annoncé par des signaux précurseurs.
En premier lieu le taux de chômage était tombé à un niveau anormalement bas par rapport à son niveau structurel*. Pour éviter que ne s’enclenche une spirale prix-salaire, la Fed a dû mener une politique monétaire restrictive avant d’inverser la vapeur quand il s’est avéré que les risques d’une récession se confirmaient.
En second lieu, l’envolée du Dow Jones était un autre signe annonciateur de retournement. Correspondant à la moyenne des prix des actions des trente plus grandes entreprises américaines, cet indice a quadruplé de valeur entre 1990 et 2001. Pour les uns, cette valeur élevée des actions n’était que la traduction de profits futurs élevés, c’est-à-dire de bons fondamentaux. Mais pour d’autres, elle était l’expression d’un optimisme exagéré et de la formation d’une bulle spéculative. Ce dernier avis semble avoir été celui d’Alan Greenspan lorsqu’en décembre 1996, il a dénoncé « l’exubérance irrationnelle » des marchés. Mais par la suite, sa conviction est devenue que les marchés étaient capables de s’autoréguler sans que la banque centrale ait à intervenir. Dans une telle situation, le danger est celui d’une baisse brutale des cours, voire d’un krach. Or comme le montre l’exemple du Japon dans les années 1990, un déclin prononcé de la Bourse peut entraîner une grave récession en raison de la fragilisation du système financier et de la moindre consommation d’agents cherchant à reconstituer leur épargne. Partie des Etats Unis en 2008, c’est précisément ce que provoque la crise des subprimes, avec des conséquences d’ampleur planétaire en termes de chute de la croissance et de montée du chômage. Le paradoxe est que grâce au soutien énergique de politiques monétaire et budgétaire très expansionnistes, les Etats-Unis s’en sont sortis plus vite et bien mieux que les pays européens beaucoup moins réactifs puis empêtrés dans la crise de l’euro.
Un autre fait notable de la croissance américaine des années 1990 est qu’elle a confirmé et accentué une tendance plus ancienne à la hausse des inégalités de revenus, apparue à la fin des années 1970. Les deux causes principales du phénomène semblent être, d’une part, le commerce international qui met en concurrence les travailleurs les moins qualifiés avec ceux des pays émergents dont les salaires sont très bas, et d’autre part, la nature même du progrès technique. Biaisé en faveur du travail qualifié, il pousserait simultanément sa demande à la hausse et celle de travail non qualifié à la baisse, ce qui se répercute sur le niveau des salaires respectifs.
IV – Le marasme de l’économie du Japon
Les années 1990 ont été extrêmement médiocres pour l’économie japonaise : depuis 1992, sa croissance, parfois négative comme en 1998, est en moyenne inférieure à 1 % par an. A l’origine de cette évolution on trouve un très fort mouvement de spéculation entre le milieu des années 1980 et le début des années 1990. Les prix de l’immobilier s’envolent à Tokyo et l’indice Nikkei passe de 13 000 en 1985, à 35 000 en 1989 (à comparer aux 21000 aujourd’hui après un point bas à 7500 en 2009). Lorsque cette bulle a éclaté, le système financier a été complètement déstabilisé, la demande globale a été fortement affectée et la croissance s’est arrêtée.
Pour lutter contre la récession, la Banque du Japon a baissé les taux d’intérêt à un niveau très bas, proche de zéro. Le gouvernement a aussi réduit les impôts pour stimuler les dépenses des consommateurs et lancé de vastes programmes d’investissements publics. Mais ces mesures, qui ont creusé déficit et dette (le ratio dette publique sur PIB culmine aujourd’hui à près de 250%) n’ont guère eu d’effets sur la production. On peut en partie l’expliquer par un phénomène de «trappe à liquidité». On peut également en déduire que les problèmes japonais sont d’ordre structurel. Virtuellement en faillite en raison du montant considérable des prêts consentis à des investisseurs boursiers ou fonciers, devenus par la suite incapables de faire face à leurs engagements, la plupart des banques japonaises ont été maintenues artificiellement en état de survie par l’argent public, ce qui a encore alourdi les déficits et la dette.
Résumé
Les politiques keynésiennes ont perdu beaucoup de leur crédibilité dans les années 1970 en ayant peu de résultats, mais beaucoup d’effets pervers. Cela a laissé le champ libre aux politiques libérales dans les années 1980 avec des résultats contrastés.
Les deux décennies suivantes ont mis en évidence la perte d’autonomie des politiques économiques nationales face à la mondialisation. Le monde est de plus en plus marqué par l’instabilité de la conjoncture et des marchés, par la récurrence des crises financières et par la montée des inégalités au sein des pays et entre les pays.
A l’issue de la crise des subprimes qui a sanctionné les excès de la dérégulation financière, les excès du libéralisme ont été dénoncés de tous côtés. Mais dix ans après Il n’est pas évident que les leçons de cette crise aient été durablement comprises.