Les déséquilibres de l’entre-deux-guerres : causes et conséquences
I. Les séquelles de la guerre
De la guerre sont nées de profondes perturbations démographiques, en France notamment où l’armée a perdu 1.400.000 hommes et où 300.000 civils ont été tués. En ont aussi résulté l’inflation, le blocage des mécanismes concurrentiels et de considérables déséquilibres financiers qui vont empoisonner toute la période. Il s’agit en particulier des réparations exigées de l’Allemagne par les vainqueurs. L’article 231 du Traité de Versailles la déclare moralement responsable de la guerre, et la Commission des réparations la condamne à verser une indemnité de 132 milliards de marks or, somme équivalant à deux ans et demi de son revenu national d’avant-guerre.
Dans son pamphlet sur Les conséquences économiques de la paix, Keynes qui, en tant qu’expert, a fait partie de la délégation britannique, montre que cela conduit nécessairement à une impasse.
Il s’agit aussi du problème des dettes interalliées. Pendant les hostilités, les États-Unis ont accordé des crédits considérables à leurs alliés. À l’issue du conflit, ils exigent d’être remboursés. La France n’y consent que si l’Allemagne s’acquitte des réparations, position que les Américains refusent d’admettre. En 1926, l’accord dit Mellon-Berenger est passé entre les deux pays. Il règle plus ou moins le problème en prévoyant d’étaler les remboursements de la France jusqu’en 1988. Les versements sont en fait interrompus dès 1932 à la suite du moratoire Hoover et les engagements français ne seront jamais honorés.
II. Le manque de coopération entre les nations
Il est flagrant et se manifeste de multiples façons. En témoignent :
- L’attitude intransigeante de la France sur la question des réparations et le manque de bonne volonté de l’Allemagne, qui cherche à se soustraire à ses obligations par tous les moyens.
- Le système monétaire international de Gênes, qui redéfinit dans le désordre la parité des monnaies.
- Le défaut de leadership et la rivalité qui en résulte entre les places financières de Londres et de New York: comme l’a montré Charles Kindleberger (The World in Depression 1929-1939), à l’issue de la guerre, l’Angleterre souhaite fermement reprendre les positions qu’elle occupait avant le conflit mais n’en a plus les moyens, alors que les États-Unis ont les moyens d’exercer le leadership financier, mais ne veulent pas en assumer les coûts et manquent d’expérience dans ce domaine. Dans l’un et l’autre pays, la politique monétaire est conduite en fonction de considérations strictement nationales, ce qui est chroniquement source de désordre et d’instabilité.
- L’absence de coordination des politiques économiques après comme avant le déclenchement de la crise: pour remédier aux maux de l’époque, chaque pays a sa propre vision de ce qu’il faut faire, vision dictée par la défense étroite de ses intérêts nationaux. Les réponses sont donc conditionnées par des considérations de politique à court terme, sans vision d’ensemble, ni volonté de concertation. C’est ainsi qu’une cascade de mesures protectionnistes conduit à la dislocation des échanges mondiaux. Il en est de même de la guerre des monnaies, avec la dévaluation de la livre, puis du dollar et la formation du bloc or des pays non dévaluateurs. Elle mène à un contrôle généralisé des changes et à la fragmentation de l’espace financier en zones monétaires distinctes (zone sterling, zone dollar, zone franc).
III. Les erreurs de politique économique
Au cours des années 1920, les politiques économiques cherchent avant tout à revenir le plus rapidement possible à la normale, c’est-à-dire à la situation d’avant-guerre. En témoigne la décision américaine de démanteler sans précaution et sans délai l’économie de guerre. Le résultat est une crise économique brève, mais très sévère en 1920 et 1921.
C’est ce qu’illustre aussi la volonté anglaise de restaurer la livre à sa parité or de 1914, alors que le contexte a complètement changé et que les positions financières de la Grande-Bretagne sont très affaiblies. Suivant à la lettre les recommandations du rapport Cunliffe de 1918, le gouvernement atteint cet objectif sept ans plus tard en pratiquant une politique de déflation qui sacrifie l’industrie aux intérêts de la City. Keynes, en publiant Les conséquences économiques de Monsieur Churchill (1925), a beau jeu d’en dénoncer les méfaits.
Pendant les années 1930, les mesures prises dans le cadre de chaque nation ont également des effets contre-productifs, soit parce qu’elles sont inspirées par une vision trop dogmatique du fonctionnement de l’économie, soit parce qu’elles manquent de cohérence.
- Le premier cas est illustré par les erreurs de politique monétaire commises par la Banque fédérale de réserve (ou Fed) après le krach boursier. Comme l’ont montré Friedman et Schwartz, elle ne soutient pas les banques et laisse la masse monétaire se contracter d’un tiers, ce qui a des effets catastrophiques.
- Du deuxième cas témoignent en France les contradictions de la politique suivie par le Front populaire : simultanément, on stimule la demande par une forte augmentation du pouvoir d’achat et on bloque l’offre par une application brutale et uniforme de la semaine de 40 heures. On note aussi qu’aux États-Unis, la volonté de remettre trop vite en ordre les finances publiques au nom du dogme de l’équilibre budgétaire entraîne une profonde rechute de l’économie dès la fin de 1937.
IV. L’impact sur la croissance
Certains pensent que l’effondrement du capitalisme est imminent, d’autres que les pays industrialisés approchent d’un état stationnaire de leur économie. Les thèses dites « stagnationnistes » avancées notamment par Alvin Hansen sont alors en vogue.
Pourtant, les données disponibles montrent que, si elle a connu un net freinage, la croissance s’est néanmoins perpétuée. En dépit de forces contraires, le tissu économique et social est à l’époque transformé en profondeur par la généralisation du moteur à explosion, l’essor de la « fée électricité », les progrès de la chimie et, plus généralement, l’ampleur des avancées technologiques de la période. C’est ce que souligne Rostow, The World Economy : History and Prospect, 1978, p. 662 : « La croissance économique ne s’est pas arrêtée au cours de ces décennies. Elle a simplement ralenti. Dans l’économie la plus grande et la plus riche de l’époque, celle des États-Unis, le taux de croissance moyen du PNB par tête entre 1913 et 1938 n’a pas dépassé un modeste 0,8 % par an. Dans le même temps, la production industrielle mondiale a augmenté d’un peu plus de 80 %, soit près de la moitié de la croissance du quart de siècle précédent ».
On note qu’aux États-Unis l’inventeur isolé a cédé la place à une organisation systématique et collective de la recherche appliquée qui, de même que l’innovation, s’est de plus en plus institutionnalisée. En découle le fait qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans le secteur manufacturier américain, on compte quatre scientifiques pour 1 000 salariés, soit une proportion cinq fois supérieure à celle du Royaume- Uni à la même époque.
De plus, comme l’a montré Chandler, les techniques de management des entreprises ont fait de considérables progrès, et les grandes firmes intégrées jouent un rôle stratégique de plus en plus affirmé.
En définitive comme le note Eric Hobsbawm dans L’Âge des extrêmes, p. 126 «(…)Toujours est-il que si un martien avait observé la courbe des mouvements économiques d’assez loin pour ne pas remarquer les dents de scie dont souffrirent les êtres humains sur terre, il en aurait conclu indubitablement à une expansion continue de l’économie mondiale. »
V. L’esquisse de nouvelles solutions
De même, en tâtonnant, les politiques économiques esquissent de nouvelles pistes. Dès 1931, en Grande-Bretagne, le rapport MacMillan estime que l’on est arrivé « au stade où l’ère des évolutions naturelles incontrôlées doit faire place à une politique de régulation consciente et délibérée ». L’entre- deux-guerres est une période charnière, pendant laquelle on passe d’une intervention limitée de l’État à une action systématique de stabilisation de la conjoncture. On évolue également vers moins de dogmatisme et plus de pragmatisme au cours de cette période où les responsables politiques sont encore prisonniers d’idées anciennes qui ne sont plus adaptées à la situation, mais en expérimentent de nouvelles par essais et erreurs.
De cette période troublée sont sortis les éléments qui ont permis de mener des politiques économiques plus efficaces après 1945. Mais, dans l’immédiat, le monde se fragmente et marche à la guerre. Le 1er septembre 1939, il entre dans le conflit le plus meurtrier de son histoire.
En complément
- Un texte de Pierre Dockès sur la crise des années 30: https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01551119/document