Les 30 glorieuses en Europe occidentale : un dynamisme inégal
I- Deux visions de la construction européenne s’affrontent
1. Sur le continent six pays s’engagent sur la voie de l’intégration économique. La République fédérale d’Allemagne, l’Italie et la France, très affaiblies par la Seconde Guerre mondiale, ont intérêt à faire le choix d’une Europe véritablement intégrée, et donc forte, pour retrouver au plus vite leur place dans le monde. C’est pourquoi, avec les pays du Benelux, ils mettent en commun leur production de charbon et d’acier (traité de Paris, 1951). La CECA est un succès. En revanche, la tentative de créer une Communauté européenne de défense est un échec qui incite les six à tourner à nouveau leurs efforts vers les questions économiques. Le Traité de Rome qui est toujours le noyau central de la construction européenne est signé le 25 mars 1957. Instituant la Communauté économique européenne, il vise à établir entre les six pays fondateurs la libre circulation des biens et des services, ainsi que des facteurs de production.
2. Le RU reste à l’écart de la CEE jusqu’en 1972. Sa stratégie européenne diverge de celle des pays du continent. Ses dirigeants sont favorables à la mise en place d’une vaste zone de libre-échange, mais estiment qu’il n’est pas conforme aux intérêts du pays d’aller plus loin sur la voie de l’intégration économique du continent. À la fin des années 1940, la position du Royaume-Uni apparaît en effet relativement forte. Il bénéficie du plein emploi, des acquis sociaux de 1945 et d’une position encore solide dans le commerce international (25 % des exportations mondiales de produits manufacturés en 1950). Il peut s’appuyer sur les pays du Commonwealth et semble en mesure de maîtriser le processus de décolonisation.
II- L’union douanière entre les six est une réussite
1. Le marché commun catalyse la croissance des pays membres. En 1957, les déséquilibres internes aux six sont tels qu’il semble très difficile de les surmonter. Le pari européen semble risqué, mais sera tenu car ce qui peut rapprocher ces pays (structures économiques, conditions sociales, valeurs) est plus important que ce qui les sépare. L’union douanière est réalisée le 1er juillet 1968, avec 18 mois d’avance sur le terme fixé. Le résultat le plus direct est l’essor du commerce extérieur des six pays, déjà fort dans les années 1950, et qui s’accélère encore avec un taux de croissance supérieur à 10 % par an en volume. Le commerce extérieur augmente deux fois plus vite que le produit intérieur brut. Le taux d’ouverture de chacun des six pays est donc en hausse continue. Quant aux échanges intra-CEE, ils progressent au rythme sans précédent de 15 % par an en volume (31 % du commerce total des six pays en 1958, 50 % en 1970).
Il apparait en outre que les effets de création de trafic nouveau l’ont emporté sur les effets de détournement de trafic déjà existant avec des pays tiers qui n’ont donc pas été lésés. Leur commerce a même bénéficié d’un effet d’entraînement et dès la fin des années 1960, la Communauté abaisse son tarif extérieur commun.
2. Le grand élan de la croissance des six s’oppose à l’échec relatif de la Grande-Bretagne. Ainsi, en 1950, le revenu moyen par tête des Anglais correspond à deux fois celui des Italiens, mais en 1970, il y a équivalence. En 1950, le niveau de productivité anglais est supérieur à celui des autres pays d’Europe occidentale, mais il est inférieur d’un tiers en 1970 à la moyenne des pays de la Communauté économique européenne. En 1970, pour la première fois depuis la révolution industrielle, les exportations françaises dépassent les exportations britanniques.
Eléments à retenir
Intégration économique: elle peut être plus ou moins poussée. Par degré croissant on distingue
Zone de libre-échange | suppression des barrières douanières dans la zone, libre circulation des marchandises |
Union douanière | zone de libre échange + tarif extérieur commun |
Marché unique | Union douanière + libre circulation des hommes et des capitaux |
Union économique | Marché unique + harmonisation des politiques (agricole par exemple) |
Union économique et monétaire | Union économique + monnaie commune, unification des politiques monétaires et encadrement des politiques budgétaires |
Union sociale et politique | Union économique et monétaire + mise en oeuvre de politiques fiscales et sociales communes |
Taux d’ouverture – La manière la plus courante de calculer cet indicateur du degré d’insertion d’un pays dans l’économie mondiale est de faire la moyenne de ses exportations et de ses importations et de la diviser par son PIB.
III – Tous les pays européens ouvrent leurs économies
1. L’ouverture des économies européennes est un mouvement de fond. Pour contrer la Communauté économique européenne (CEE), d’autres pays d’Europe occidentale forment autour de la Grande-Bretagne l’Association européenne de libre-échange (AELE, 1959). Si leurs échanges mutuels sont aussi en hausse sensible, l’impulsion est moins forte et la dynamique est moindre.
2. Elle est pour toutes en même temps un aiguillon de leur croissance et une contrainte. La croissance de chaque pays doit en effet rester compatible avec le maintien de l’équilibre extérieur qui dépend lui-même de la capacité d’exportation. En Grande-Bretagne, en raison d’une mauvaise adaptation de l’économie, le seuil des déséquilibres est très vite atteint. La contrainte extérieure impose un taux de croissance médiocre. En revanche, l’avantage des six sur le reste de l’Europe tend à se renforcer cumulativement grâce à l’attrait qu’exerce le marché commun sur les capitaux extérieurs et grâce à l’élan donné par les investissements.
3. Son impact sur la croissance est inégal. Entre les six et les autres, les écarts sont persistants, alors qu’au sein de la CEE, malgré les déséquilibres initiaux, la tendance est à la résorption des écarts. L’Italie et la France apparaissent plus vulnérables au départ, mais c’est leur croissance qui semble avoir reçu l’impulsion la plus forte.L’ouverture internationale a donc exercé un effet global d’entraînement sur la croissance des économies européennes après 1945. Cet effet a été plus ou moins fort selon les pays et dépend du choix effectué par rapport à la construction européenne. Cette inégale intensité de l’impulsion se combine avec les déséquilibres nationaux internes pour accentuer l’inégalité des performances.
IV- Les pays européens sont inégalement aptes à maîtriser leurs déséquilibres
1. Cercles vertueux, cercles vicieux. Les économies européennes diffèrent par leur plus ou moins grande aptitude à maintenir leurs équilibres fondamentaux. Pour comprendre ces différences, il faut se replacer dans le cadre du régime de parités fixes institué à Bretton Woods. Ce régime tend à imposer l’uniformisation des variations de prix. Toute hausse des prix supérieure à celle des principaux partenaires a pour conséquence directe une perte de compétitivité (plus d’inflation = moins de compétitivité prix). À terme, un taux d’inflation supérieur à celui des voisins conduit à la dévaluation. À l’inverse, la stabilité des prix et des spécialisations favorables assurent à un pays comme l’Allemagne des excédents commerciaux durables. Cette situation attire les capitaux extérieurs. À deux reprises, en 1961 et 1969, il faut réévaluer le deutschemark, ce qui contribue à modérer l’inflation en réduisant le coût des biens importés. Parallèlement, l’excédent commercial persiste en raison de la faible élasticité-prix de la demande pour les biens allemands d’exportation. Tendent ainsi à se mettre en place des processus cumulatifs : cercle «vertueux» des monnaies fortes (comme le DM) et cercle « vicieux » des monnaies faibles (comme le FF ou la livre). Cela rend les économies nationales inégalement aptes à maitriser la hausse des prix. Par le biais de politiques conjoncturelles s’inspirant des thèses de Keynes, tous les pays cherchent à obtenir le maximum de croissance pour le minimum d’inflation. Mais ils y parviennent de manière très inégale.
2. L’impact du contexte social. En dernière analyse, l’efficacité plus ou moins grande de ces politiques ne dépend pas de leurs modalités techniques, mais de la force du consensus social.
Un premier clivage porte sur les caractéristiques du syndicalisme. Il est puissant, unifié et réformiste en Allemagne. En France ou en Italie, où le degré de conflictualité est plus élevé, il est affaibli, divisé et à tendance révolutionnaire. Au Royaume Uni, l’appareil central du Trade Union Congress (TUC) n’a qu’une faible emprise sur les syndicats membres ; les initiatives de la base sont mal contrôlées et les conflits sont fréquents.
Un deuxième clivage porte sur le régime des négociations salariales. En Europe du nord, la concertation s’exprime à tous les niveaux, on se réfère à l’avis d’experts indépendants et l’État exerce un véritable pouvoir d’arbitrage. En Angleterre, les négociations sont décentralisées : les multiples syndicats de métiers se font concurrence, ce qui favorise les surenchères et les dérapages, et il arrive souvent que les accords conclus ne soient pas respectés. En France, les négociations collectives ne tiennent qu’une place très faible jusqu’en 1968. Ce n’est qu’avec le gouvernement dirigé par Jacques Chaban-Delmas, entre 1969 et 1972, que la politique contractuelle fait des progrès.
Ces deux éléments s’inscrivent dans un contexte économique et social d’ensemble. En République fédérale d’Allemagne, tout se conjugue pour favoriser la modération des revendications salariales : répartition assez égalitaire des revenus, partage de la valeur ajoutée favorable aux salariés, élévation régulière du niveau de vie, système de cogestion dans la métallurgie et les charbonnages, stabilité de la monnaie. Les avantages sociaux issus de la réussite économique tendent à renforcer le consensus social.
Au Royaume-Uni, en revanche, des mécanismes également cumulatifs freinent la croissance. Du fait des faiblesses structurelles de l’appareil productif, les gains de productivité sont limités et la progression du pouvoir d’achat est faible. Périodiquement, cela produit une exaspération des conflits sociaux, une résistance des syndicats à toute contrainte supplémentaire et l’explosion de revendications salariales provisoirement contenues. Ces éléments mis en interaction accentuent les risques d’inflation, de sous-investissement et de perte de compétitivité. De ce fait, les politiques conjoncturelles marchent moins bien en Grande- Bretagne qu’ailleurs. Le dosage frein-accélérateur se fait mal et le « stop and go » y est plus marqué que dans les autres pays développés.