Le tournant libéral dans les pays anglo-saxons
I – Le Royaume Uni de Madame Thatcher
1. Une révolution conservatrice
En 1979, Margaret Thatcher devient Premier ministre sur un programme de rupture qui se réclame ouvertement de l’oeuvre de F.V. Hayek . Il s’agit en priorité de lutter contre l’inflation mais aussi de démanteler l’héritage social-démocrate et de rétablir l’économie de marché.
- La politique monétaire devient restrictive et les taux d’intérêt grimpent.
- La politique budgétaire est marquée par un freinage des dépenses publiques.
- Un important programme de privatisations est entrepris ; il touche non seulement le secteur concurrentiel, mais aussi les services publics. Etalé sur plusieurs années, il est réalisé sans grande difficulté et permet de développer un actionnariat populaire.
- Des mesures de déréglementation sont prises dans de nombreux domaines. A ce titre, le contrôle des prix et des changes est supprimé, les opérations de Bourse sont déréglementées ( « big bang » de la Bourse de Londres en 1986) et le pouvoir des syndicats est fortement limité par la loi.
- Le gouvernement de madame Thatcher s’efforce aussi de diminuer l’importance du Welfare State, en réduisant certaines prestations et en coupant dans les dépenses du service national de santé.
2. Un bilan contrasté
Lorsqu’en 1990, Madame Thatcher doit quitter le pouvoir, les résultats sont contrastés. De 1979 à 1982, avec la hausse des taux d’intérêt et du cours de la livre qui dégrade la compétitivité de ses entreprises, la Grande-Bretagne connait une forte récession. L’inflation recule, mais la production industrielle baisse de 14 % et le taux de chômage double. À cette récession succède une période de croissance forte en lien avec le relâchement de la politique monétaire, la baisse de la livre, l’amélioration de la productivité des entreprises, l’augmentation du pouvoir d’achat et la diminution du taux d’épargne. Entre 1982 et 1989, le taux de croissance de la Grande-Bretagne est le plus élevé d’Europe. A la fin de 1989, le taux de chômage tombe au-dessous de 6 %.
Mais cette reprise se heurte à des déséquilibres qui vont empêcher sa poursuite : l’inflation accélère et le déficit extérieur s’accentue. En 1988, l’économie est en situation de surchauffe, ce qui montre la fragilité persistante d’une économie dont la désindustrialisation s’est poursuivie : la purge de 1979-1982 a entraîné la disparition de pans entiers de l’industrie et la reprise des investissements après 1986 n’a pas suffi pour développer une offre compétitive. En définitive, la Grande-Bretagne se heurte toujours au même type de fragilités structurelles, en dépit d’un regain de dynamisme et de l’amélioration de la situation des entreprises. Le bilan de cette politique est d’autant plus mitigé qu’elle a un coût social important du fait des restrictions budgétaires qui ont dégradé la situation des plus pauvres et l’état des équipements collectifs (santé, éducation, transports).
II – Les Etats Unis du Président Reagan
1. Un New Deal à l’envers
Le président Reagan accède lui aussi au pouvoir sur la base d’un programme dont l’objectif est d’en finir avec les politiques keynésiennes et de diminuer les interventions de l’État dans l’économie, ce qui revient à faire un New Deal à l’envers.
Cette « reaganomie » a pour objectif principal de faire reculer l’emprise de l’Etat sur l’économie. Il s’agit de rétablir le libre jeu de la concurrence sur les différents marchés, ce qui passe par leur déréglementation (en particulier de ceux du transport aérien, de l’électricité, des télécommunications et des capitaux).
Mais son volet conjoncturel s’inspire de plusieurs courants libéraux en partie contradictoires et dont elle ne parvient pas à faire la synthèse.
- Au plan budgétaire elle est marquée par les thèses de l’économie de l’offre (Arthur Laffer) : la baisse des impôts doit stimuler l’initiative privée et la modération des dépenses publiques doit réduire le périmètre des interventions de l’Etat. Ronald Reagan s’était engagé à ce que l’équilibre budgétaire soit atteint dès 1984. Mais les allégements fiscaux mis en œuvre ne sont pas compensés par des diminutions de dépenses : d’une part, la « guerre des étoiles » alourdit les dépenses militaires et d’autre part, le Congrès rechigne à diminuer les dépenses sociales. Le déficit budgétaire ne cesse donc de se creuser
- Au plan monétaire, sous l’égide de Paul Volcker, la Fed applique en parallèle une politique restrictive pour déshabituer le pays de l’inflation. Mais en restreignant considérablement l’accès des entreprises au crédit, elle entre en conflit avec les thèses de l’économie de l’offre. Sur le marché monétaire les taux passent la barre des 20% et les États-Unis plongent, en 1982, dans la récession la plus marquée depuis 1945 : le PIB décroît de 2,5 %, la production industrielle de 7,1 % et le chômage atteint un niveau record à plus de 10 % de la population active. Si l’inflation recule nettement, c’est au prix d’un lourd sacrifice en terme de croissance et d’emploi.
- Sur le marché des changes, attirés par des taux d’intérêt élevés, des capitaux venus du monde entier viennent se placer sur le dollar. Son cours s’apprécie considérablement, ce qui dégrade la compétitivité prix des entreprises américaines et fait plonger le déficit extérieur.
2. Le retour d’une croissance forte, mais déséquilibrée
Dès 1983, une détente sur les taux d’intérêt et l’effet expansionniste de la politique budgétaire favorisent la création de nombreux emplois. En 1989 le taux de chômage tombe à 5,2% de la population active. Cette reprise obéit à une logique en fait très keynésienne. Ce n’est pas l’offre qui est relancée, mais la demande : la baisse des impôts sur le revenu des ménages et sur les entreprises se traduit par des hausses de la consommation et de l’investissement, auxquelles s’ajoute l’augmentation des crédits militaires. De plus, il n’y a pas eu de véritable désengagement de l’État ainsi qu’en témoigne l’ampleur du déficit budgétaire. Cette politique ne correspond donc pas à ce qui avait été annoncé.
En outre, cette relance qui dope le dollar se réalise à crédit. Les taux d’intérêt réels élevés aux États- Unis, la confiance dans l’économie américaine et la hausse du dollar aspirent d’Europe et du Japon les capitaux nécessaires au financement des déficits budgétaires et extérieurs qui alimentent cette croissance. L’Amérique vit au-dessus de ses moyens : le taux d’épargne tombe à un niveau très faible (3,3 % du PIB en 1987) qui couvre tout juste le déficit budgétaire. Les États-Unis deviennent le premier pays débiteur du monde.
A la fin du deuxième mandat de Reagan, les succès en termes de croissance, d’emploi et d’inflation ne doivent pas masquer les déséquilibres intérieurs et extérieurs qui pèsent sur l’économie américaine. La montée des endettements publics et privés finit d’ailleurs par entraver son dynamisme et explique dans une large mesure la récession de 1990-1991.
A plus long terme, force est de constater que dans le domaine social la politique de Reagan a détérioré la situation des plus défavorisés et accentué le dualisme de la société. Avec la «révolution conservatrice», aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, s’est amorcé un long processus de recrudescence des inégalités, alors que depuis les années 1930, elles avaient eu tendance à se réduire. Cela se traduit en particulier par la stagnation des revenus des classes moyennes et la multiplication des travailleurs pauvres. De ces phénomènes témoignent toutes les données statistiques disponibles sur les revenus et l’emploi, ainsi que les indicateurs usuels de mesure des écarts que sont le coefficient de Gini ou le rapport interdécile des salaires.
C’est dans ce contexte que prend forme un modèle de croissance fondé sur l’endettement, dont la crise des subprimes en 2008 a révélé les limites.