La rupture des années 70
I – La crise pétrolière entérine la rupture de la croissance
La fin des 30 glorieuses s’annonce dès la fin des années 60 . C’est alors que commence à se manifester un net ralentissement des gains de productivité qui altère les performances des économies. Puis le 15 aout 1971, la décision unilatérale des Etats Unis de mettre fin à la convertibilité du dollar fait entrer le monde dans une zone de turbulences monétaires et d’instabilité des changes. Un an plus tard, le rapport du Club de Rome souligne pour la première fois les inévitables limites de la croissance. C’est alors qu’en octobre 1973 les pays de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) multiplient par quatre le prix des hydrocarbures.
Avec ce premier choc pétrolier, dans tous les pays de l’OCDE :
- L’inflation est brutalement accélérée.
- Le déficit de la balance des paiements devient considérable avec l’alourdissement de la facture énergétique.
- La ponction subie a un effet récessif que ne compensent ni les importations supplémentaires des pays de l’OPEP, ni leurs placements financiers dans les banques occidentales.
- Pour réagir face à l’inflation et au déficit extérieur, les gouvernements prennent dans un premier temps des mesures restrictives.
Dans ce contexte les faits marquants sont la stagflation, l’érosion des profits, le ralentissement, puis la contraction en 1975 du commerce international.
Stagflation : combinant une stagnation de l’activité et une hausse de l’ inflation, ce processus invalide la courbe de Philipps, soit un des piliers de l’analyse keynésienne
Courbe de Phillips : relation empirique mettant à l’origine en évidence une relation inverse entre taux de croissance des salaires nominaux et taux de chômage, elle a été transposée par des économistes keynésiens (Samuelson, Lipsey) en une relation inverse entre taux d’inflation et taux de chômage (si l’un augmente, l’autre diminue et inversement)
II. Suit une reprise fragile jusqu’au 2ème choc pétrolier
De 1976 à 1979, l’expansion redémarre sur des bases fragilisées. Le rythme moyen de croissance de la zone OCDE remonte à 4 % par an. Les caractéristiques de cette reprise de quatre ans sont une forte inflation, un taux de chômage supérieur à 5% de la population active, un déficit persistant de la balance commerciale (sauf au Japon et en RFA) et un désordre monétaire au plan international du fait du flottement des monnaies et de la forte volatilité du cours du dollar.
On note aussi que les déficits publics se creusent, ce qui est à relier aux politiques contracycliques de soutien de la demande (voir III ci-dessous). En effet, les dépenses augmentent, alors que les recettes fiscales rentrent plus difficilement. Par ailleurs, la productivité du travail progresse nettement moins vite qu’avant et le partage de la valeur ajoutée devient défavorable aux entreprises, ce que traduit la baisse de leur taux de marge. La rentabilité des entreprises s’érode en lien avec la hausse des coûts des matières premières et la poussée des coûts salariaux. Les salaires réels continuent, en effet, à progresser sur leur lancée de la période précédente : ce sont les entreprises qui dans un premier temps font les frais de la crise. Au total cette reprise s’effectue dans un climat incertain.
C’est alors que fin 1979 survient le deuxième choc pétrolier. Il a pour origine directe le conflit armé entre l’Iran et l’Irak, et se traduit par un nouveau quadruplement des prix du pétrole. À quelques années d’écart et quelques nuances près, semble se dérouler le même scénario qu’en 1974-1975. Cela se traduit par une chute du taux de croissance, un recul de l’investissement, un freinage du commerce extérieur, un ralentissement de la consommation privée et une nouvelle hausse du chômage. Le régime de croissance qui avait prévalu pendant les 30 glorieuses est définitivement enterré.
III – La crise révèle les failles du keynésianisme
1. Les premières réponses sont d’inspiration keynésienne
Quand la crise survient, la pensée keynésienne est dominante aussi bien parmi les économistes que dans le monde politique. Après avoir brièvement appuyé sur les freins monétaire et budgétaire, les politiques économiques enfoncent l’accélérateur (en couplant déficits budgétaires plus ou moins élevés et taux d’intérêt réels quasiment nuls)
Les résultats sont inégaux selon les pays, mais globalement peu satisfaisants en raison d’une inflation de moins en moins bien contrôlée. On remarque que les pays qui s’adaptent le mieux sont ceux qui ne se limitent pas à une politique économique de stimulation de la demande, mais qui mettent aussi en place des stratégies d’adaptation de l’offre.
Politiques économiques : elles mettent en œuvre deux types de mesures. Les unes, à caractère structurel, agissent à terme sur le potentiel de croissance de l’économie (en influençant par exemple l’effort de recherche, l’accumulation de capital humain, le fonctionnement du marché du travail, la concurrence sur le marché des biens, le financement ou encore le degré d’ouverture de l’économie). Les autres sont d’ordre conjoncturel. Elles ont pour support le budget des administrations publiques (APU, dont elles modulent les recettes et les dépenses) et/ou la création de monnaie par la banque centrale. Leur objectif est d’obtenir rapidement des résultats en termes de croissance, d’inflation, de chômage ou d’échanges avec le reste du monde (soit les 4 pôles du « carré magique » de Kaldor)
Politique contracyclique et politique procyclique : la première cherche à atténuer les effets du cycle économique (comme le fait une politique de relance en phase de récession), alors que la seconde les accentue (comme le fait une politique de déflation en phase de récession)
Politique de l’offre et politique de la demande : la première a pour objectif principal de permettre aux entreprises d’accroitre leur rentabilité (hausse de leur taux de marge) de façon à ce qu’elles aient les moyens d’améliorer leur compétitivité (hausse de leurs investissements et de leurs parts de marché). La seconde stimule la demande globale en faisant l’hypothèse qu’elle est insuffisante pour assurer le plein emploi, ce qui passe par la hausse des dépenses publiques et une création plus forte de monnaie
2. Aux Etats-Unis la relance Carter échoue
Après un début de lutte contre l’inflation, on y renonce face à la montée du chômage ; le président Carter (démocrate) est partisan d’une croissance forte tirée par les dépenses sociales et des taux d’intérêt bas. Dans cette perspective, la politique budgétaire soutient la demande et est doublée d’une politique monétaire expansionniste. Il en résulte des effets d’entraînement sur les partenaires des États-Unis mais aussi des déséquilibres croissants : l’inflation s’accélère , les déficits extérieurs sont de plus en plus marqués, le dollar est fortement déprécié. Face à ces désordres, la politique économique s’infléchit dans le sens de la rigueur. À la fin du mandat de Carter, Paul Volcker, monétariste, est nommé à la présidence de la Fed. L’objectif n°1 devient la lutte contre l’inflation que le deuxième choc pétrolier a encore accélérée.
3. Au Japon et en RFA l’économie s’adapte, au Royaume Uni elle se bloque
Au Japon et en Allemagne sont conduites des politiques de stimulation de l’activité par les dépenses publiques avec un double objectif : il s’agit à la fois de stimuler la conjoncture en soutenant la demande et d’agir sur l’offre afin qu’elle s’adapte à la nouvelle donne mondiale. Dans les deux cas, l’argent public soutient l’effort de recherche et développement, et stimule l’investissement des entreprises privées. Cela permet un renouvellement des avantages comparatifs de ces pays et un renforcement de leur compétitivité structurelle, alors que les tensions inflationnistes restent limitées.
Au Royaume-Uni, la hausse des prix du pétrole intervient dans un contexte de conflits sociaux virulents. En 1974-1975, le gouvernement travailliste mène une politique de déficit budgétaire que l’inflation (24,2 % de hausse des prix en 1975) et les déficits extérieurs rendent impossible à poursuivre. Le Royaume-Uni doit solliciter des prêts auprès du FMI qui les conditionne à la mise en place de politiques d’austérité accompagnées de mesures de freinage des salaires. Avec la montée du chômage qui en résulte, la rigueur est rejetée par les syndicats. Pendant l’hiver 1978-1979, une vague de grèves met en échec la politique de modération salariale et contribue à la victoire des conservateurs.
4. En France les politiques économiques sont erratiques
En raison de circonstances particulières liées à la maladie du président Pompidou et à sa mort en 1974, on tarde à réagir aux conséquences du choc pétrolier. À l’issue des élections présidentielles, sont adoptées les mesures de refroidissement du plan Fourcade pour lutter contre l’inflation et le déficit extérieur. En 1975, l’équilibre extérieur est rétabli, mais la croissance du PIB est négative (–0,3%), l’inflation reste élevée et le chômage monte (1 million de chômeurs). Deux plans de relance sont alors mis en œuvre par le gouvernement de Jacques Chirac. Ils correspondent à l’injection dans l’économie de sommes correspondant à 2,2 % du PIB de 1975. En 1976, la croissance redevient forte (+4,2%), mais le chômage continue à progresser, l’inflation s’accélère et les problèmes extérieurs réapparaissent, ce qui entraîne des tensions sur le Franc et sa sortie du serpent monétaire européen. À l’été 1976, le gouvernement Barre change de politique et applique un plan d’assainissement. Un contrôle temporaire des prix et des salaires est instauré, les politiques monétaire et budgétaire deviennent plus rigoureuses et de nouvelles priorités sont affichées ; il s’agit de freiner la demande des ménages et de rétablir les profits des entreprises. Cela traduit un infléchissement dans le sens d’une politique d’inspiration plus libérale .
L’élection de François Mitterrand marque un changement complet d’orientation. Le gouvernement de Pierre Mauroy met en œuvre des mesures structurelles avec un programme de nationalisations de grande ampleur, la création de nombreux emplois publics et le renouveau de la planification. Est également adopté un plan de relance d’inspiration keynésienne, dont les principaux axes sont une revalorisation du pouvoir d’achat du SMIC (4,6 % en 1981 et 5,2 % en 1982), une augmentation du même ordre des prestations sociales, une relance budgétaire avec en particulier une hausse des investissements des administrations, ainsi que des aides au logement et à l’industrie. Au total, cette relance équivaut à 1,7 % du PIB contre 2,2 % pour la relance Chirac. Mais à la différence de celle-ci, les mesures ont un caractère définitif et grèvent pour longtemps les comptes publics comme les charges des entreprises.
Cette politique a au final échoué. La relance devait permettre en 1982 une croissance supérieure à 3 % et une baisse du chômage. Mais la croissance n’est que de 2,5 %, le chômage n’est que stabilisé, les investissements baissent et les profits sont au plus bas. Si l’inflation est contenue grâce au contrôle des prix, les déficits intérieur (budget de l’État, sécurité sociale) et surtout extérieur (balance commerciale) se creusent. La relance bute sur la contrainte extérieure.
IV – Le changement de paradigme des politiques économiques
Ces diverses expériences montrent que la situation nouvelle dans laquelle le monde est entré au début des années 1970 ne peut plus être régulée par le recours aux instruments de politique économique hérités des années 1930.
Les recettes du passé semblant désormais inefficaces, les politiques économiques changent fondamentalement d’orientation. Elles deviennent libérales, marquant ainsi la victoire des idées de Friedman sur celles de Keynes. Il s’agit désormais en priorité de terrasser l’inflation, de restaurer les profits des entreprises et de renverser la tendance à la hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Le sommet des chefs d’État qui se tient à Tokyo en juillet 1979 symbolise ce passage d’une ère dominée par le keynésianisme à une ère nouvelle influencée par le monétarisme. C’est en effet de cette réunion que date la véritable rupture avec les pratiques d’inspiration keynésienne. Les gouvernants des grands pays de l’OCDE donnent la priorité à la désinflation sur l’objectif de plein emploi. Ils déclarent renoncer à amortir les conséquences internes d’un nouveau choc pétrolier par des mesures de stimulation de l’activité. Ce changement de cap a été mis en œuvre simultanément, mais de manière non coordonnée, par les gouvernements et les banques centrales.