II- Lire Aron : un antidote pour une société démocratique en mal d’elle-même
35 ans après sa mort, pourquoi son œuvre demeure-t-elle essentielle et que peut apporter au juste sa relecture?
On peut d’abord être sensible à sa forme de scepticisme.
Ce scepticisme apparaît dans sa manière très lucide de concevoir la nature humaine, le devenir historique et l’action politique. Sur l’homme, il ne nourrit pas de grandes illusions lyriques. On peut résumer sa position par une formule de son ami le philosophe Eric Weill, « l’homme est un être raisonnable mais il n’est pas démontré que les hommes soient raisonnables »
De l’histoire il a une vision shakespearienne : l’histoire est un tumulte insensé plein de bruit et de fureur. Elle a toujours entremêlé l’héroïsme et l’absurdité, des saints et des monstres, des progrès incomparables et des passions aveugles. Aron sait que l’histoire est tragique.
De la politique il a une conception très réaliste : tous les combats politiques sont douteux. Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal. C’est le préférable contre le détestable. Il en déduit qu’avoir des opinions politiques ce n’est pas avoir une fois pour toute une idéologie. C’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent.
De cela découle un ensemble de principes directeurs de sa réflexion
Il ne croit pas que l’histoire ait un sens prédéterminé ; il ne croit donc pas que l’intellectuel puisse être ce qu’il appelle un confident de la providence. Pas plus que les autres, il ne sait à qui la providence réserve la victoire. Il refuse le messianisme et toute lecture messianique de l’histoire.
Le seul projet raisonnable est d’analyser les situations en fonction des évènements, sans avoir l’illusion de connaître l’issue du drame ou de la tragédie qui s’ appelle l’histoire humaine. Celle-ci est une sorte de magma en fusion. Et pourtant, elle donne prise à l’exercice de la liberté humaine et de la raison qui, dans le cadre très contraignant de l’action, permettent de discerner les choix pertinents et les décisions qui en découlent. Au rêve il préfère l’explication. Ce type d’approche conduit à la clarté, ce que lui ont reproché ceux qui dénoncent sa froideur et le tranchant de ses conclusions.
En effet toujours il met à distance ce qu’il analyse : son projet est d’écrire sur les problèmes politiques comme un homme qui observe, réfléchit et cherche la meilleure solution pour le bien des hommes. Il ajoute : « Je trouve un peu prétentieux de rappeler à chaque instant mon amour de l’humanité ». De là découle le refus des attitudes compassionnelles, du sentimentalisme facile, de la dégoulinade des émotions qui empêchent de penser.
Question typiquement aronienne : « Faut-il déraisonner pour montrer qu’on a bon cœur ? ».
Morale et politique ne se confondent pas. Se cantonner au terrain de la morale c’est refuser de penser la politique ou s’empêcher de la penser, c’est à dire d’essayer, à partir de ce que l’on sait, de prendre des décisions raisonnables. Il sait que l’action politique est impure et que l’histoire peut être une marâtre. Toutefois, le pire n’est pas toujours sûr. A sa manière Aron est un progressiste lucide qui pense que l’humanité n’a d’autre espoir pour survivre que la Raison et la science et qu’il faut accepter qu’il n’y a pas de progrès qui ne comporte un négatif. Tout ce que l’ homme conquiert a toujours un coût.
Ces principes directeurs se fondent sur des valeurs fondamentales
Ces valeurs sont la vérité et la liberté, les deux étant pour lui indissociables. Pour pouvoir exprimer la vérité, il faut être libre. Il ne faut pas qu’un pouvoir extérieur contraigne les individus. Dès lors il faut faire confiance à la manière de penser qui donne se chance à la vérité. La grande question est en effet « est-ce qu’on accepte le dialogue ? A cette question, seule la démocratie répond positivement . Elle est la condition de la liberté et de la vérité
Il n’y a pas d’autre modèle. Ce qui prétend en être un autre a toujours en fin de compte le masque hideux du totalitarisme. Ce qui est important c’est notre capacité à préserver un modèle de civilisation, celui de l’occident, et un système de valeurs qui est contingent et fragile. Pour faire vivre ce modèle, il faut se souvenir que, dans une démocratie, les individus sont à la fois des personnes privées et des citoyens. Notre civilisation libérale est aussi une civilisation du citoyen, et pas seulement du consommateur ou du producteur. Comme le rappelle Aron dans son Plaidoyer pour l’Europe Décadente (Paris, Laffont, 1977), une morale du citoyen est nécessaire pour que l’Europe garde sa résolution collective.
Au total les options politiques et les valeurs qu’il défend font de lui un libéral, mais un libéral d’une espèce un peu curieuse puisqu’on a pu dire de lui qu’il a passé sa vie à aller à gauche en tenant des propos de droite et à droite en tenant des propos de gauche. Quand en 1980, on lui demande si il est le dernier libéral, il répond : « Non. Aujourd’hui il y en a beaucoup qui me rejoignent. A la limite, je pourrais être à la mode ».
Son goût de la confrontation avec les auteurs du passé est un autre point d’appui. Raymond Aron a passé sa vie à se frotter aux grands esprits comme Tocqueville, Comte, Weber ou encore Marx. Si il a condamné le marxisme- léninisme, il n’a pas condamné Marx. Dans ses écrits économiques, il en utilise les concepts non de manière dogmatique mais comme de simples outils d’analyse parmi d’autres.
A ce sujet il dit : « J’aime le dialogue avec les grands esprits et c’est un goût que j’aime répandre parmi les étudiants. Je trouve que les étudiants ont besoin d’admirer et comme ils ne peuvent pas normalement admirer les professeurs parce que les professeurs sont des examinateurs ou parce qu’ils ne sont pas admirables, il faut qu’ils admirent les grands esprits et il faut que les professeurs soient précisément les interprètes des grands esprits pour les étudiants ».
Aron est un modèle pour les professeurs et les étudiants, un modèle pour tous ceux qui ont le goût de la réflexion.
On est enfin frappé par la cohérence de son œuvre
Quand on lui pose la question de ce qui fait son unité, il répond qu’elle est une réflexion sur le 20ème siècle, à la lumière du marxisme, en essayant d’éclairer tous les secteurs de la société moderne, c’est à dire l’économie, les relations sociales, les régimes politiques, les relations entre les nations et les dimensions idéologiques. Il ajoute que tout ce qu’il a fait est imparfait, que tout est esquissé mais que peut-être il y a une place pour les amateurs dans son genre. A une époque d’hyper spécialisation du savoir, il est dommage que les amateurs dans son genre soient aussi rares. Il me semble en effet qu’Aron est une antidote face à une pensée politique moralisante qui stérilise l’action, qui n’analyse pas mais voit des victimes partout et dénonce sans trêve des responsables sans voir que c’est un jeu sans fin, tout le monde étant à sa manière victime de tout le monde, que cette approche empêche de voir les choses telles qu’elles sont et de proposer des solutions certes imparfaites mais permettant d’avancer autrement qu’en posant des rustines.
Son éthique est une éthique de la responsabilité qui s’oppose à celle de la bonne conscience irénique ou de la stigmatisation systématique.
N’en restent pas moins des ambiguïtés et des zones d’ombre
Il a été un homme d’influence conseillant et suggérant mais laissant aux responsables politiques le soin de se salir les mains.
Dans La République Impériale, il écrit : « Jamais je n’aurais pu être le conseiller d’un président des Etats Unis, ordonner les bombardements au Viet Nam et aller ensuite dormir pacifiquement »
Dans Le Spectateur Engagé il ajoute : « Je suis capable intellectuellement d’accepter, de comprendre ces nécessités, mais mon tempérament n’est pas exactement en accord avec mes idées, si j’ai le droit d’en parler. Voyez je ne suis pas assez glacé »
Ce n’est pas la forme d’ironie aronienne que je préfère. Cette ambiguïté révèle une sorte de dédoublement, de faille, en tout cas de limite d’une personnalité par ailleurs si remarquable. A ce propos, un texte d’hommage intitulé « My teacher » et signé d’un de ses élèves les plus singuliers est tout à fait intéressant. Le voici : « Personne n’a eu sur moi une plus grande influence intellectuelle que Raymond Aron. Il fut mon professeur lors de la dernière période de mes études universitaires. Il fut un critique bienveillant lorsque j’occupais des fonctions officielles. Son approbation m’encourageait, les critiques qu’il m’adressait parfois me freinaient. Et j’étais ému par la nature chaleureuse, affectueuse de ses sentiments, ainsi que par son inépuisable bonté ».
Son auteur est Henry Kissinger, celui qui a poussé Nixon a ordonner les bombardements massifs de civils nord-vietnamiens. Aron, dans le contexte de la guerre froide, a soutenu les positions américaines. Il les a expliquées à l’opinion sans les condamner. Là encore il a refusé les condamnations morales avec en arrière-plan la conviction que les américains, après tout, étaient moins coupables que les français. Je doute que cela soit à porter à son crédit mais sa stature n’en reste pas moins tout à fait exceptionnelle. C’est aussi à resituer par rapport à sa conception de la politique dont tous les combats sont douteux, en particulier ceux de la politique étrangère qui est un exercice, dit-il, de « truand ou de gangster ».