La croissance vue par les classiques
Résumé
Pour tous les classiques, la croissance est vouée à disparaître à échéance plus ou moins lointaine, en raison du jeu combiné de la loi des rendements décroissants et du principe de population formulé par Malthus. Toutefois, l’analyse de Smith met à jour des mécanismes qui permettent d’entrevoir la possibilité d’échapper à cette fatalité et pose les premiers jalons des futures théories de la croissance. Par ailleurs, les classiques estiment que tant qu’il se déroule, le processus ne devrait pas être perturbé par des crises.
I. Le blocage de la croissance est à terme inéluctable
Pour Smith, comme pour Ricardo, Malthus et Mill, la croissance résulte de l’accumulation du capital : l’accroissement de la richesse par tête a pour fondement celle de l’accumulation du capital par tête. À long terme, elle est vouée à diminuer peu à peu et finira par disparaître lorsque l’économie aura atteint un état stationnaire.
1. La dynamique classique de la répartition
Ce diagnostic pessimiste a pour fondement la manière dont ils conçoivent la division de la société en trois groupes définis par la nature de leurs revenus :
- Les propriétaires fonciers possèdent la terre qui est un facteur fixe, puisqu’elle n’est pas susceptible d’être produite. La rente qu’ils perçoivent correspond à la différence entre le coût de production sur leur terre et le prix de vente sur le marché des biens agricoles qui y sont produits. Ce dernier, qui ne peut être qu’unique, s’aligne sur le coût de production de la dernière terre mise en culture. Si tel n’était pas le cas, son exploitation se ferait à perte et devrait être rapidement abandonnée. La progression de la population conduit à mettre en culture des terres de moins en moins fertiles ou de plus en plus éloignées des centres de consommation. Cela génère des coûts de production de plus en plus élevés sur les terres marginales. Le prix de vente est inéluctablement poussé à la hausse, de même que la rente des propriétaires fonciers, dont la part dans le revenu national ne peut qu’aug- menter.
- Les travailleurs sont rémunérés par le salaire qui ne peut s’écarter sensiblement de son niveau de subsistance. Celui-ci correspond à ce qui est nécessaire au salarié pour entretenir sa force de travail et préparer la relève en assurant l’éducation de ses enfants. Cette conception du salaire dérive de la théorie de la valeur-travail qui sert de pierre angulaire à leur approche de l’économie : le travail est une marchandise et, comme toute marchandise, sa valeur dépend de la quantité de travail nécessaire à la produire et à la reproduire. À l’époque, la plus grosse part du salaire sert à acheter des produits agricoles. Mais, du fait de la décroissance des rendements de la terre, ces produits sont de plus en plus coûteux. Il est donc inévitable que le coût du travail soit de plus en plus élevé et que la part des salaires dans le revenu national soit de plus en plus forte, alors même que le pouvoir d’achat des salaires ne progresse pas.
- Les capitalistes perçoivent le profit qui est un revenu résiduel, correspondant à ce qui n’est capté ni par les propriétaires fonciers, ni par les travailleurs. Écrasé entre la rente foncière et les salaires dont les parts augmentent, il finit par disparaître et l’accumulation se bloque.
A retenir – La theorie de la rente differentielle
Selon Ricardo, lorsque des terres de qualité différente sont mises en culture, le prix du blé est déterminé en fonction des conditions de production sur la terre marginale, c’est-à-dire sur la terre qui, parmi toutes celles qui sont mises en culture, entraîne le coût de production le plus élevé. Le prix s’aligne donc sur le coût de production de la terre la moins fertile (si cela n’était pas le cas, elle ne serait pas mise en culture). Pour suivre ce raisonnement, il est essentiel de réaliser que si le prix de marché est unique, les coûts sont multiples (puisqu’ils diffèrent d’une terre à l’autre selon sa qualité et sa localisation). Pour les terres plus fertiles, la différence entre prix et coûts ne cesse d’augmenter : c’est la rente différentielle.
2. L’état stationnaire
L’arrêt de l’accumulation signifie non seulement l’arrêt de la croissance économique, mais aussi celui de la croissance démographique, puisque le mouvement de la population est commandé à long terme par la variation du capital avancé dans la production. L’état stationnaire des classiques est donc bien une situation de «croissance zéro» pour l’ensemble de la société, une sorte d’équilibre écologique stable dans lequel les différentes variables économiques et sociales (production, consommation, revenus, population, etc.) se reproduisent à l’identique de période en période. Dans ce schéma, l’épuisement de la croissance économique est inéluctable. Il est dû aux effets conjugués de la loi de population, qui pousse à mettre en culture de nouvelles terres, et de la décroissance des rendements agricoles.
II – La division du travail peut toutefois reculer l’échéance
1. La division du travail
Smith prend comme point de départ de sa réflexion l’analyse de la richesse des nations. Il avance que la richesse des nations est constituée de « toutes les choses nécessaires et commodes à la vie » que permet d’obtenir le travail annuel de cette nation. Il pose qu’au fondement de la richesse d’un pays, il y a la productivité du travail (ce qui fait la richesse d’une nation, c’est la « puissance productive » du travail de ses habitants). Puis, il montre que c’est la division du travail qui en accroît la productivité par trois voies différentes : spécialisation des ouvriers dans une tâche donnée et une seule, diminution des pertes de temps causées par le changement de tâche et utilisation des machines. La force qui pousse à aller dans ce sens est le penchant des hommes « à faire des échanges d’une chose pour une autre ». Pour répondre à ce penchant, il faut en effet produire plus ; il y a donc plus à échanger, ce qui permet d’approfondir la division du travail.
2. Le cercle vertueux de la croissance
Ces enchaînements sont les ressorts d’un processus dynamique d’accroissement de la richesse des nations : l’étendue de la taille des marchés conditionne l’intensité de la division du travail et donc l’importance des gains de productivité ; à leur tour, ces derniers déterminent la progression des revenus qui pousse à l’extension de la taille des marchés, etc. On voit ici s’esquisser un mécanisme qui permet d’échapper à la fatalité de l’état stationnaire. Mais Smith ne l’a pas intégré à son raisonnement d’ensemble et Ricardo, dans le chapitre de son traité qu’il consacre au machinisme, s’est intéressé aux effets de court terme du progrès technique sur l’emploi, qui sont négatifs, mais non à ses effets de long terme. Le progrès technique reste cantonné dans une position périphérique et n’est pas invoqué pour éloigner la perspective d’un blocage de la croissance. Ricardo soutient seulement qu’il est possible de retarder l’échéance de l’état stationnaire en favorisant l’essor du commerce extérieur par la libéralisation des échanges et en premier lieu, par la suppression des corn laws. Celle-ci intervient en 1846, à un moment où la croissance de l’économie anglaise a depuis longtemps acquis un caractère auto-entretenu, devenant une “self-sustained growth” pour reprendre l’expression de Rostow.
III – L’hypothèse d’une crise générale est exclue
Ce résultat découle de la loi des débouchés, qui fonde l’impossibilité logique de telles crises.
1. La loi des débouchés – Formulée par Jean-Baptiste Say en 1803, cette « loi » a été adoptée par l’école classique, sauf par Malthus ; elle le sera aussi par l’école néoclassique à la fin du XIXe siècle. Keynes regroupera d’ailleurs sous la même étiquette « classique » tous les auteurs qui la tiennent pour vraie. Sa contestation de la « loi de Say » est la pierre angulaire de son attaque contre ce qu’il appelle la forteresse des idées dominantes en économie.
Say la formule en affirmant que « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits » ou que les produits s’échangent contre les produits». Reformulée par Keynes elle énonce que «l’offre crée sa propre demande ». Cette proposition concerne l’ensemble de l’économie, et non une entreprise ou une branche particulière. Say n’affirme donc pas qu’une entreprise n’a jamais de problème pour écouler ses marchandises, mais que l’offre globale ne peut jamais excéder la demande globale, car celle-ci découle de celle-là.
Le raisonnement qui soutient cette affirmation repose sur la conception classique de la monnaie. Simple intermédiaire des échanges, elle n’est pas recherchée pour elle-même, mais pour les biens et les services qu’elle permet de se procurer. C’est pourquoi, selon Say, dès qu’un individu a vendu un produit, il est « empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus ». La demande qu’il manifeste à cette occasion crée pour d’autres produits un débouché d’une valeur égale à celle du produit qu’il a vendu.
Dans cette optique, l’épargne ne risque pas de créer un déficit de la demande par rapport à l’offre. En effet, lorsqu’elle ne sert pas à autofinancer les investissements de ceux qui ont épargné, elle ne peut manquer d’être prêtée à d’autres agents économiques qui l’utiliseront pour financer des dépenses d’investissement. Si les épargnants renonçaient à prêter leur épargne, ils se priveraient du même coup des revenus qui lui sont attachés sous forme d’intérêt. L’épargne conditionne donc bien l’investissement.
2. La critique de Malthus
Si Malthus, par son « principe de population », participe à l’élaboration de la théorie classique, il se place en marge de celle-ci par son rejet de la loi des débouchés. Son raisonnement part d’une situation d’équilibre hypothétique, dans laquelle les détenteurs de capitaux affectent leurs profits à des dépenses de consommation improductive. Celles-ci consistent en l’entretien de domestiques, considérés dans la tradition classique (mais non par Say) comme des travailleurs improductifs. À partir de cette situation, Malthus envisage ce qui se passerait si les mêmes capitalistes décidaient d’affecter leurs profits à l’épargne au lieu de la consommation. Cette épargne, explique-t-il, se traduirait par l’embauche de travailleurs productifs au lieu de domestiques. Il s’en suivrait une augmentation du volume de la production, mais pas nécessairement une augmentation du volume des débouchés, dans la mesure où la demande des travailleurs productifs supplémentaires ne ferait que remplacer celle des travailleurs improductifs. De cet exemple, Malthus tire la conclusion que, contrairement à ce qu’affirme Say, l’offre n’engendre pas sa propre demande. Il avance l’idée qu’une tendance excessive à l’épargne est susceptible d’entraîner un recul de l’activité économique. Cette analyse per- met d’interpréter les crises économiques récurrentes en termes d’engorgement général des marchés, dû à une insuffisance globale de la demande.
Les critiques adressées par Malthus à la loi de Say ne sont pourtant pas décisives. En effet, elles ne s’attaquent pas directement à son hypothèse de base, qui est que la monnaie, simple intermédiaire des échanges, n’est pas désirée pour elle-même. Or, si les agents ne manifestent aucune « préférence pour la liquidité », la loi de Say est difficile à contester. Il faut attendre Keynes et son analyse monétaire pour que la loi de Say soit véritablement remise en cause.