La Montagne : Les Français sont-ils nuls en économie ?
Un désamour qui nous coûte cher, d’après cet agrégé de sciences économiques et sociales. Pierre Robert, auteur de Fâché comme un Français avec l’économie (Larousse), évoque un enjeu de société.
Qu’est-ce qui vous permet de dire que les Français sont nuls en économie ?
“Disons plutôt que leur méconnaissance dans ce domaine est assez grande… Des enquêtes et des études le montrent avec notamment un test national mené sous l’égide du Ministère des finances dont la note moyenne est inférieure à 8. Les résultats ne sont guère meilleurs pour ceux ayant fait des études économiques. Peu de Français sont capables, par exemple, d’évaluer correctement l’inflation ou la situation du commerce extérieur de la France. Cela concerne le grand public, comme nos élites. On tend souvent à privilégier le point de vue de l’État, la macro-économie, au détriment de la micro-économie qui étudie les comportements des individus. Face à l’épargne, ceux-ci révèlent une aversion très française face au risque qu’il faut relier à leur manque flagrant d’éducation financière.”
Comment peut-on expliquer que les Français soient fâchés avec l’économie ?
“Les racines culturelles et historiques sont très profondes. Le fond catholique joue un rôle, avec une tradition d’hostilité à l’égard de l’argent, de la finance, de la richesse. Les écrits de Saint Thomas d’Aquin sont très clairs sur ce point. La religion catholique sanctifie le pauvre et on se méfie de l’argent corrupteur. C’est quelque chose de profondément enraciné. L’analyse marxiste développe également une analyse négative de l’économie de marché qui a mauvaise presse dans notre pays. Notre vision est aussi très corporatiste : chacun veut protéger ses intérêts particuliers parfois au détriment de l’intérêt général. Cela remonte à la Révolution, où le système des corporations de métiers a été aboli. Les moins protégés, livrés au marché de façon brutale, se sont retrouvés en situation défavorable. Cela reste ancré dans les mémoires.”
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Le souci, avec les économistes, c’est qu’ils ne sont pas tous d’accord entre eux. Est-ce une science ou une idéologie ?
“L’économie est à la fois une science et un discours avec nécessairement une coloration idéologique. Nous disposons toutefois de plus en plus de données qui nous permettent d’établir des faits. Par exemple, on sait qu’augmenter le Smic au-delà d’un certain niveau n’est pas un bon moyen pour réduire la pauvreté. Cela nuit à l’emploi, notamment des moins qualifiés. Il existe d’autres leviers plus efficaces comme compléter le salaire avec des primes d’activité. Il y a là un aspect scientifique.
Pour ce qui est des médias, ce qui les intéresse le plus, ce sont les duels montés de toutes pièces entre économistes. Pour faire le show, on convoque deux personnes et il faudrait que ce soit binaire. Il n’y a plus de place pour la nuance. Cela devient un spectacle. Or, l’économie n’est pas qu’une affaire d’opinions, avec l’un qui dit blanc, l’autre noir.
Après, sur cette base de connaissances bien établies, on peut développer différents points de vue. Je pense au dernier livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie. Celui-ci recense de manière remarquable des données étoffées sur l’état des inégalités dans le monde, mais la conclusion qu’il en tire sur la nécessité de supprimer la propriété privée relève de l’idéologie. Quand il avance que, dans la période où aux États-Unis les hauts revenus étaient beaucoup plus fortement taxés, la croissance était deux fois plus forte qu’aujourd’hui où les impôts sont deux fois moins lourds, il transforme une corrélation en causalité. On peut donc biaiser le raisonnement et comme on dit « faire parler les chiffres ». Pour ce qui est des médias, ce qui les intéresse le plus, ce sont les duels montés de toutes pièces entre économistes. Pour faire le show, on convoque deux personnes et il faudrait que ce soit binaire. Il n’y a plus de place pour la nuance. Cela devient un spectacle. Or, l’économie n’est pas qu’une affaire d’opinions, avec l’un qui dit blanc, l’autre noir. Dire par exemple qu’augmenter le Smic n’est pas un bon moyen de réduire la pauvreté ne fait pas de l’économiste qui le dit un affreux libéral. C’est caricatural de réduire le débat à cela. Tout comme on ne devrait pas se satisfaire du fait que pas un budget n’ait été voté à l’équilibre depuis 1975 en France. C’est une fuite en avant qui ne pourra pas durer éternellement.”
Dépassionner l’économie, c’est possible ?
“Ce n’est pas aisé car on touche à des questions très sensibles.”
Ce déficit en culture économique des Français, dont on a beaucoup entendu parler pendant la crise des Gilets jaunes notamment, a-t-il un impact au quotidien ?
“Je crois que cela fragilise notre économie quand on en est à ce point d’absence de dialogue. Pour se parler, il faut un langage commun. On a d’un côté le « président des riches » et, de l’autre, des gens qui proposent tout et n’importe quoi comme augmenter les services publics et baisser les impôts. Ce bain culturel tue l’innovation, tue la croissance. En France, la politique passe devant l’économie.”
Des raisons d’espérer ?
“Avec l’équipe au pouvoir, les choses bougent un peu notamment à travers les nouveaux programmes du lycée proposant d’enseigner l’économie autrement, sur la base d’un socle de connaissances et non de courants idéologiques. Commençons par apprendre aux élèves à raisonner sur une base solide car, je le répète, l’économie n’est pas qu’une affaire d’opinions.”
Propos recueillis par Florence Chédotal
Envie de se cultiver en économie ?
Pierre Robert, qui a enseigné l’économie et la sociologie en classes préparatoires et a crée le site Hecosphère (hecosphere.com) destiné à mettre l’économie à la portée de tous, propose de commencer par le livre très accessible du Prix Nobel Jean Tirole, L’économie du bien commun (PUF), pour « se constituer une culture économique ». Il conseille aussi d’écouter Entendez-vous l’éco ? avec Tiphaine de Rocquigny sur France Culture, L’Edito Eco de Dominique Seux sur France Inter ou encore La librairie de l’Eco avec Emmanuel Lechypre sur BFM Business. Il pense aussi à ce magazine mensuel baptisé Pour l’Eco, qui a pour ambition de décoder l’économie. Plus pédagogique, mais apportant de bonnes bases, il cite Économie au concours des grandes écoles de Claude-Danièle Echaudemaison, chez Nathan.