Le décollage tardif de la Russie et du Japon
I. Le réveil de la Russie
L’abolition du servage et la réforme agraire
À l’issue de la guerre de Crimée qui oppose la Russie à la France et à la Grande-Bretagne, le choc de la défaite suscite une brutale prise de conscience. Le tsar annonce l’abolition du servage qui devient effective en 1861 au terme de cinq années de résistance de la noblesse, qui obtient des conditions d’indemnisation extrêmement favorables. Très conservatrice, la réforme impose de lourdes indemnités de rachat et accorde trop peu de terres à une paysannerie maintenue dans les structures collectives du mir qui étouffent les initiatives individuelles. Dans ces conditions, la productivité du travail reste très basse et tout semble se conjuguer pour retarder les progrès de l’agriculture : poids des charges, redistribution périodique des terres, exiguïté des parcelles, croissance démographique qui suscite une diminution de la dimension moyenne des lots. Faute d’investissement, l’agriculture seigneuriale ne se modernise pas non plus. Beaucoup de terres sont toutefois vendues par les nobles à des marchands, des bourgeois et des paysans aisés (les koulaks), ce qui permet l’apparition d’une propriété individuelle et non plus collective. C’est donc par ses effets à long terme que la réforme agraire contribue au démarrage de la croissance économique moderne : elle permet le développe- ment d’un flux de migration des campagnes vers les villes, prépare l’éclatement du mir et contribue à la monétarisation croissante de l’agriculture. Mais, dans l’immédiat, l’agriculture russe relève encore d’un système archaïque et constitue un frein à l’industrialisation du pays.
Un essor industriel piloté par l’État et sous influence étrangère
Sous la houlette des pouvoirs publics, le développement de l’industrie passe par trois phases.
- La première va de1860 à 1887. Le gouvernement donne la priorité absolue au rattrapage du retard ferroviaire (jugé en partie responsable de la défaite) et la Russie importe massivement des biens d’équipement, ainsi que des rails faiblement taxés. Le réseau s’étend rapidement, mais l’effet industrialisant échappe à l’économie russe. Pour y remédier, l’État s’oriente vers une politique industrielle plus dynamique. Un revirement protectionniste a lieu dès les années 1876-1878. Les recettes douanières augmentent, ce qui permet d’alléger les charges fiscales pesant sur les paysans. Dans les années 1880, l’État construit lui-même les lignes et rachète une partie du réseau privé. Cette première phase est également marquée par la modernisation de l’industrie cotonnière, dont l’essor est toutefois contrarié par l’étroitesse du marché intérieur.
- La deuxième phase couvre la période 1887-1900. C’est alors que se produit le décollage de la Russie, sous l’impulsion de Sergueï Witte (ministre des Finances entre 1893 et 1903). Son système conjugue un fort protectionnisme*, l’appel aux capitaux étrangers, que facilite l’adoption de l’étalon-or* en 1897, et une politique industrielle dirigiste reposant sur des cartels*. L’État finance directement les infrastructures de transport et les industries lourdes. Son intervention n’est pas hostile au secteur privé, mais au contraire l’encourage. En lien avec la construction du transsibérien, la métallurgie connaît alors un essor fulgurant en Ukraine. La production est multipliée par cinq et dépasse la production française. Elle couvre les trois quarts des besoins du pays vers 1900. Dans le même temps, la production de charbon augmente fortement. Cette phase est donc marquée par la croissance des industries de base. Le revers de la médaille est que les secteurs clés de l’économie sont contrôlés par l’étranger.
- La troisième phase s’étend de 1900 à 1913. En 1900, le resserrement du crédit à l’Ouest provoque des retraits de capitaux, des faillites, le recul de l’activité et la montée du chômage. Cette crise met en évidence la dépendance financière de la Russie vis-à-vis de l’étranger. Après une période de remise en ordre et de recentrage des axes de l’industrialisation, on assiste de 1909 à 1913 à un deuxième bond en avant de l’industrie lourde. Le régime a traversé la crise de 1905 et les capitaux étrangers affluent à nouveau. De plus, la croissance industrielle est beaucoup moins tributaire des chemins de fer et répond à une demande croissante de biens d’équipement.
Demeure toutefois la question de l’influence des investisseurs étrangers. Ils dominent les fabrications d’armement et l’industrie pétrolière, et contrôlent les branches les plus concentrées de l’industrie lourde. Les entreprises sous leur influence sont le théâtre des grèves les plus violentes. L’emprise du capital étranger et l’hostilité qu’elle suscite aggravent les risques déjà élevés d’explosion sociale. À côté de cette industrie moderne en plein essor, le pays continue en effet à traîner un immense secteur rural arriéré. Trop tardivement, le Premier ministre Piotr Stolypine accélère la redistribution de terres aux paysans et tente de mettre en place une classe de paysans aisés. C’est dans ce contexte que s’engage une course de vitesse entre les progrès de l’économie et l’agitation révolutionnaire. Favorisée par la misère du plus grand nombre et par l’incapacité du régime à se réformer rapidement, elle est catalysée par la défaite de la Russie face au Japon en 1905. En définitive, le grand ébranlement que provoque la Première Guerre mondiale permet aux mouvements révolutionnaires de gagner la partie.
II. L’ouverture du Japon
De l’ouverture forcée à l’ouverture maîtrisée
Au Japon, une civilisation traditionnelle s’est développée hors de toute influence occidentale. Du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, ce pays a même connu une fermeture totale en se coupant volontairement de presque tout contact avec l’étranger. Mais, en 1853, une escadre américaine dirigée par le commodore Perry fait une démonstration de force dans la baie de Tokyo. Le pays est contraint de s’ouvrir sous la pression de cette menace militaire. Un premier traité lui est imposé par les pays occidentaux en 1854. Quelques ports sont alors ouverts au commerce. D’autres traités suivront et le forceront à une ouverture de plus en plus large. Ces évènements provoquent une prise de conscience brutale de l’infériorité technique et donc militaire du pays. Dès lors, la modernisation sera voulue par les élites et conduite par le gouvernement impérial sous l’ère Meiji (ère du « gouvernement éclairé ») qui débute en 1868. Cette révolution par le haut est marquée par l’adoption d’une constitution supprimant la féodalité et garantissant l’exercice des libertés fondamentales, par un effort considérable de scolarisation de la population et par la modernisation de l’économie. Celle-ci est financée par de lourds prélèvements sur l’agriculture (réforme fiscale de 1873) et s’accompagne de la mise en place de structures financières modernes (avec banque centrale, banques commerciales, Bourse et sociétés anonymes).
L’omniprésence de l’État
Dans cette entreprise, le rôle de l’État est fondamental. En effet, les traités imposés au Japon lors de son ouverture forcée lui interdisent de fixer des droits de douane supérieurs à 5 %. N’ayant pas la maîtrise de sa politique douanière, qu’il ne retrouvera qu’en 1911, il lui est impossible de protéger ses industries naissantes et l’intervention directe de l’État doit se substituer à la protection tari- faire. À la fois substitut et complément de l’initiative privée, son action suit quelques lignes de force :
- Pour ce qui est des infrastructures, en particulier de transport, il intervient directement dans leur mise en place et leur développement.
- En ce qui concerne le secteur privé, il contribue par ses commandes à lui assurer des débouchés et stimule ses initiatives par toutes sortes de mesures d’incitation allant jusqu’à la création d’entreprises publiques modèles qui lui sont ensuite revendues. Ces cessions bénéficieront avant tout à des groupes financiers, les zaibatsu. Agissant en étroite collaboration avec l’administration, leur influence sur l’économie du pays est appelée à devenir considérable.
- Vis-à-vis de l’étranger, sa stratégie consiste à rechercher son assistance technique et les transferts de technologies, mais à tout mettre en œuvre pour maintenir l’indépendance financière du pays.
- Dans le domaine financier, les pouvoirs publics font en sorte que les investissements soient financés par les impôts, des emprunts intérieurs, la création de monnaie et l’inflation, et non par le recours à des capitaux extérieurs. Cette position sera maintenue jusqu’à ce que le yen devienne convertible en or et que la situation financière du pays soit stabilisée.
Le point fort de cette stratégie d’industrialisation est qu’elle a permis l’essor des activités où le Japon disposait de réels avantages comparatifs. Son point faible est le retard pris par le Japon avant 1914 dans le domaine de l’industrie lourde et des biens d’équipement. Sa victoire dans la guerre qui l’oppose à la Russie en 1905 témoigne toutefois de sa force montante. Elle illustre la réussite de la mue de son économie selon des principes que l’on peut opposer en tous points à ceux mis en œuvre par le gouvernement tsariste dans la phase de démarrage.