La grande dépression (1873-1896) affecte inégalement les pays industrialisés
I – En Grande Bretagne et en France la croissance subit un passage à vide
L’affaiblissement des positions britanniques
Dans la décennie 1870, apparaissent les premiers signes d’un déclin relatif. En 1879, la récolte de céréales est catastrophique et la situation de l’agriculture devient critique face à l’afflux de blés étrangers qui provoque un effondrement des cours. Par ailleurs, sur les marchés extérieurs, l’industrie anglaise marque le pas : elle souffre d’un manque de dynamisme de l’investissement qui dégrade sa compétitivité, alors qu’elle est confrontée aux progrès de l’industrialisation d’autres pays dont les politiques commerciales deviennent plus restrictives. Sa part du commerce international régresse de 23 % en 1880 à 16 % en 1913, tandis que dans le même temps, sa part de la production industrielle diminue de 27 % (moyenne des années 1881-1885) à 14 %. En réaction, l’Angleterre cherche à augmenter ses débouchés dans les pays qu’elle domine. La fin du XIXe siècle marque l’apogée de l’impérialisme britannique. En 1913, plus du tiers des exportations britanniques vont vers l’Empire, qui concentre environ la moitié des investissements extérieurs de ce pays. Dans le même temps, la sphère financière s’est considérablement développée avec l’exportation de capitaux, dont les revenus croissants permettent de dégager un solde largement positif de la balance des paiements, alors que la balance commerciale est structurellement déficitaire.
En 1914, la Grande-Bretagne conserve son statut de puissance dominante. Mais sa fragilité est de plus en plus manifeste : sa prospérité repose sur des industries anciennes, une domination impériale menacée à terme et une suprématie financière que la Première Guerre mondiale va remettre en question.
L’engourdissement de l’économie française
La France traverse également une phase de freinage prolongé de son industrialisation. En premier lieu, la guerre de 1870 avec la Prusse se solde par le versement d’une lourde indemnité de 5 milliards de marks or, équivalant à trois mois du revenu national de l’époque. À cela, s’ajoute la perte de l’Alsace et de la Lorraine, qui ampute la France d’une partie significative de son potentiel industriel : il faudra vingt ans pour que la production sidérurgique retrouve son niveau de 1869.
Mais la cause principale de la langueur de l’économie de notre pays tient à la crise profonde que traverse son agriculture, dont les vignobles sont dévastés par le phylloxéra et qui, dans un contexte de libre-échange et de baisse des coûts de transport, subit de plein fouet la concurrence des pays neufs. Le prix du blé chute de 45 % entre 1860 et 1895, et les importations s’élèvent à près de 20 % de la production nationale en 1892 (contre 0,3 % avant 1860). La diminution du pouvoir d’achat des agriculteurs limite la demande de produits industriels et ralentit la croissance de l’économie dans son ensemble.
Pour contrer ces tendances dépressives, les pouvoirs publics adoptent en 1879 le plan Freycinet. Ce programme de grands travaux, axé sur le développement des transports, préfigure les politiques de soutien de la demande globale qui auront cours au siècle suivant. Très lourd pour les finances publiques dont il provoque le déficit, il est abandonné en 1882 sans que l’on ait obtenu des résultats très concluants. Face à la dégradation de la situation, les partisans d’un retour au protectionnisme l’emportent avec l’adoption du tarif Méline en 1892. Ses dispositions protectrices apportent un soulagement immédiat à l’agriculture française : les importations de blé chutent et les prix se redressent. Mais à long terme, leurs conséquences sont très négatives. En abritant de la concurrence un grand nombre de petites exploitations, elles les maintiennent artificiellement en vie, ce qui freine l’exode rural et les gains de productivité. Pour ce qui est de l’industrie, le protectionnisme reste modéré et n’empêche pas une vive reprise de la croissance dans les vingt années qui précèdent la Première Guerre mondiale.
II – Aux États Unis et en Allemagne le capitalisme se métamorphose
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, alors que s’amorce le déclin relatif de la Grande-Bretagne et de la France, s’engage la montée en puissance de l’Allemagne et des États-Unis. Sous leur impulsion, le capitalisme se transforme pour faire face aux nouveaux défis d’une époque où le monde du travail s’organise et la concurrence entre les firmes et les nations devient plus aiguë.
Le monde du travail s’organise
En premier lieu, dans le dernier tiers du XIXe siècle, le rapport de forces devient moins défavorable aux ouvriers. Prenant conscience de leurs intérêts communs, ils parviennent à mieux les défendre à travers des mouvements de grève et en développant leurs propres organisations (syndicats, Bourses du travail, mutuelles, partis). Ce nouveau rapport de forces explique l’importance prise par les lois sociales et la tendance à la hausse du salaire réel. Il conduit les entreprises à s’adapter à la situation en développant de nouvelles techniques de management, dont l’ingénieur français Fayol est un des premiers inspirateurs. En outre, l’organisation de la production héritée de la révolution industrielle met les ouvriers qualifiés en position de freiner la production pour ne pas subir un rythme jugé trop contraignant. En réponse, apparaît l’organisation scientifique du travail. Dans sa mise en place, il faut souligner le rôle joué par l’Américain F. W. Taylor qui invente la profession « d’ingénieur consultant, spécialiste en organisation systématique des ateliers». Les méthodes qu’il met au point sont porteuses de considérables gains de productivité en permettant de neutraliser ce qu’il appelait la « flânerie » des ouvriers qu’il définit de la façon suivante : «Flâner, c’est-à-dire travailler lentement d’une façon délibérée afin de s’épargner d’accomplir une journée normale de travail, “agir comme un soldat”, ainsi que l’on dit dans notre pays, “se la couler douce”, comme on dit en Angleterre ou en Écosse, c’est une façon universelle d’agir dans les établissements industriels et c’est également un comportement qui est très fréquent parmi les ouvriers du bâtiment. L’auteur affirme, sans crainte d’être contredit, que cette flânerie constitue le mal le plus aigu dont sont atteints les ouvriers d’Angleterre et d’Amérique. »
Des tendances à la rationalisation du travail industriel sont également puissamment et précocement à l’œuvre en Allemagne.
La concurrence s’aiguise entre les firmes et les nations
Face à l’accentuation de la concurrence entre firmes qui génère de fortes pressions à la baisse des prix et donc des profits, plusieurs réponses sont mises en œuvre.
- La première est le protectionnisme tarifaire : aux États-Unis dès 1857, en Allemagne à partir de 1879 (après un court intermède libre- échangiste ouvert en 1861), les droits de douane sont fortement relevés. La France suit en 1892 avec l’adoption du tarif Méline qui abroge les dispositions libre-échangistes du traité Cobden-Chevalier. Seule la Grande-Bretagne reste à l’écart du mouvement.
- La deuxième emprunte la voie de la concentration. Les ententes et les cartels se multiplient. Ils sont particulièrement nombreux et organisés en Allemagne. Dans les industries minières, métallurgiques ou chimiques, les producteurs s’entendent pour fixer les niveaux de production, coordonner les investissements, se répartir les marchés et déterminer les prix. Aux États-Unis, les ententes sont en théorie interdites par la loi. Mais, sous des formes multiples et changeantes, elles concernent de nombreux secteurs, en particulier les chemins de fer, le pétrole et le tabac. Dans un même mouvement, sous la direction d’un entrepreneur ou d’une famille, des regroupements de capitaux sans précédent sont réalisés. Ainsi, aux États-Unis, au tournant du siècle, à l’initiative de capitaines de finances comme J. P. Morgan ou J. D. Rockefeller, une vague de fusions restructure en profondeur le système productif américain. Dans un pays comme dans l’autre, trusts, konzerns et groupes sont à même de dominer l’ensemble d’un secteur d’activité. C’est notamment le cas, aux États-Unis, de l’United States Steel Corporation qui, en 1901, domine la production d’acier, ou de la Standard Oil qui, en 1904, contrôle 85% du commerce américain de pétrole raffiné et 90% des exportations du pays. En Allemagne, la firme Krupp, prépondérante dans le secteur de l’armement, emploie 78 000 salariés en 1913 et le groupe AEG, en coopération avec le groupe Siemens, contrôle l’industrie électrique. La concentration devient également de plus en plus poussée dans le domaine bancaire. Ainsi, en Allemagne, de nombreuses banques font faillite lors des crises de 1873,1890 et 1901. À cette date, ne subsistent plus que quelques grandes banques, telles la Dresdner Bank ou la Deutsche Bank, qui chacune anime financièrement un vaste ensemble d’entreprises.
- Une troisième réponse est la systématisation de l’effort de recherche avec des liens de plus en plus étroits entre la science et l’industrie. En résultent des innovations en grappes qui sont constitutives de la deuxième révolution industrielle.
À travers ces évolutions, le capitalisme devient plus organisé, plus conflictuel, plus concentré et donc moins concurrentiel. Le résultat est qu’en 1914, l’Allemagne est devenue la première puissance industrielle en Europe et menace les intérêts de la Grande-Bretagne et de la France. Les États-Unis sont devenus la première puissance industrielle dans le monde, avec une production manufacturière supérieure à la production cumulée des trois autres grands pays industrialisés. Seule leur faible ouverture sur l’extérieur les empêche à ce stade de ravir à la Grande-Bretagne la place de première puissance commerciale et financière.