La croissance vue par Marx
Résumé – Dans l’optique de Marx, la croissance ne peut que disparaître dans le cadre du mode de production capitaliste, qui sera fatalement l’objet de crises de plus en plus violentes.
I – Le MPC repose sur l’exploitation d’une classe par une autre
1. Quelques fondements de l’analyse marxiste
À l’époque où Marx rédige son œuvre, l’économie de marché triomphe, mais elle est de plus en plus contestée. Son essor s’accompagne d’inégalités et de tensions sociales croissantes, dans un contexte où le système politique ne permet pas aux oppositions de s’exprimer. Selon Marx, ce déplorable état de fait est inhérent au fonctionnement du mode de production capitaliste que le prolétariat a pour mission historique de renverser. L’éclairer sur les mécanismes cachés du fonctionnement de ce système est la tâche que Marx assigne spécifiquement aux intellectuels, conformément à sa célèbre formule : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe c’est de le transformer ». De cela, découle l’extraordinaire énergie qu’il déploie pour étudier à fond l’économie politique de son temps. Il s’agit de mettre à jour les ressorts secrets de l’exploitation d’une classe par une autre, de manière à faire passer le prolétariat du bris des machines et de la révolte, qui sont stériles, à la révolution, qui seule est féconde.
Cette théorie pour l’action s’appuie, en premier lieu, sur son analyse des rapports entre les hommes et la société. De ces rapports, il a une conception holiste (les rapports sociaux s’imposent aux individus indépendamment de leur volonté), matérialiste («Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ») et dialectique (« L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes »). Sur cette vision de la société, se greffe sa grille de lecture de l’économie, au centre de laquelle se trouve la théorie de la valeur-travail qu’il emprunte à Ricardo. Toute valeur provient du travail, qu’il s’agisse de celui qui est saisi au moment de son exécution – le travail vivant qu’il appelle aussi capital variable noté V – ou de celui qui est cristallisé dans les moyens de production issus du travail passé – le travail mort, également qualifié de capital constant noté C.
Il est important de noter que pour Marx, la théorie de la valeur-travail est plus qu’un moyen de déterminer le prix relatif des choses. Elle est au cœur même de sa vision matérialiste de l’existence : les marchandises sont du travail mis en circulation. Quant au capital, c’est un rapport social spécifique au mode de production capitaliste (MPC). Or, au sein du MPC, le propre du capital est d’être une valeur auto-croissante du fait du rôle historique éminemment révolutionnaire de la bourgeoisie.
2. Le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie et les contradictions du MPC
En portant les forces productives à un niveau jamais atteint dans l’histoire, la bourgeoisie a considérablement augmenté le potentiel d’accumulation de richesses et donc de croissance économique de l’humanité : « La bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé d’énormes cités ; elle a prodigieusement augmenté la population des villes par rapport à celle des campagnes, et par là, elle a arraché une grande partie de la population à l’abrutissement de la vie des champs. (…) La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La mise sous le joug des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social? » (Marx et Engels, Le manifeste du parti communiste, 1848, qui est aussi la source des citations précédentes)
Mais si la bourgeoisie a porté les forces productives à un niveau jamais atteint dans l’Histoire, les contradictions du MPC vont étouffer ce potentiel de croissance.
Les rapports sociaux spécifiques au MPC sont en effet marqués par l’exploitation, l’injustice, l’aliénation et le conflit. Cela est à relier à l’affirmation, au centre de la pensée de Marx, d’un antagonisme fondamental entre la bourgeoisie et le prolétariat. De cette opposition découle tout le reste avec :
- • au plan social, un processus inéluctable de bipolarisation, tous les groupes sociaux situés entre les deux classes en lutte étant voués à disparaître en s’agrégeant soit à un pôle, soit à un autre ;
- • au plan économique, un pronostic sur l’avenir du MPC le condamnant à court terme à des crises répétées et à long terme à l’autodestruction.
II – Les crises sont fatales et condamnent le MPC à disparaître
Marx parvient à ce diagnostic en suivant deux pistes d’analyse dont il n’a pas opéré la synthèse.
1. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit
Selon la première piste, le MPC est condamné par cette loi qui repose sur un postulat selon lequel seul le capital variable (V) crée plus de valeur qu’il n’en coûte, le capital constant (C) ne faisant que transmettre sa valeur aux biens qu’il contribue à produire.
Le taux de profit s’écrit : Pl / C + V – En divisant le numérateur et le dénominateur par V, on obtient :
Taux de profit = Pl/V (au numérateur) que divise C/V + 1 (au dénominateur)
Le rapport C/V correspond à ce que Marx appelle la composition organique du capital. Sous l’effet de la concurrence, les entrepreneurs sont fortement poussés à mettre en œuvre les dernières retombées du progrès technique. Le capitaliste qui modernise ses équipements obtient en effet des coûts de production inférieurs à ceux de ses concurrents, alors qu’il a un prix de vente identique, puisque le prix du marché est unique. Il perçoit temporairement une « plus-value extra » qui disparaît lorsque les concurrents se sont à leur tour modernisés, réduisant ainsi le prix du marché. Mais au passage, le capital constant C s’accroît au détriment du capital variable V et la composition organique du capital augmente, de même que la valeur du dénominateur. En résulte mécaniquement une diminution du taux de profit. Pour contrecarrer cette évolution, il faut augmenter le taux de plus-value figurant au numérateur, c’est-à-dire extraire davantage de plus-value de chaque travailleur et donc renforcer l’exploitation. Il en découle une paupérisation absolue du prolétariat et une exacerbation des tensions sociales, ce qui fragilise le système et le conduit à sa perte.
Le progrès technique joue bien un rôle central dans cette analyse : à travers le processus de baisse des coûts que les capitalistes alimentent pour prendre un avantage sur leurs concurrents, il est un facteur essentiel de la productivité de l’industrie. Il n’est toutefois pas suffisant pour contrecarrer l’épuisement de la croissance dans le cadre du MPC, du fait des contradictions qui le traversent.
Cette loi n’est, en définitive, que l’expression d’une contradiction insurmontable propre au MPC : alors qu’il est capable de produire de plus en plus de richesses en catalysant l’essor des forces productives, la misère reste le lot du plus grand nombre, car les rapports de production bloquent le potentiel d’amélioration du sort de la majorité. Marx parvient à ce résultat en s’appuyant sur le concept de plus-value, auquel conduit le raisonnement suivant :
- Les prolétaires vendent leur force de travail aux détenteurs des moyens de production.
- Cette force de travail est une marchandise et, comme toute marchandise, son coût est égal à ce qui est nécessaire pour la produire et la reproduire. Le salaire représente ce coût. On reconnaît ici le point de vue des classiques sur le salaire de subsistance.
- Ayant acheté cette force de travail à son prix, qui est le salaire, les propriétaires des moyens de production, en contrepartie, s’approprient la totalité de la valeur créée par le travail.
- Entre la valeur créée par le travail et la valeur de la force de travail, il y a une différence : la plus-value.
La force de travail est donc une marchandise très particulière : elle est la seule à créer plus de valeur qu’elle n’en coûte. Si on raisonne en termes de temps, on parlera de surtravail, en termes de valeur potentielle, de plus-value et en termes de valeur réalisée, de profit. En appliquant les outils d’analyse des classiques, la conclusion à laquelle aboutit Marx est que la bourgeoisie, groupe social qui détient les moyens de production, est en position de s’approprier la totalité de la plus-value issue du travail des prolétaires. L’exploitation d’une classe par une autre naît du fait que les rapports de production capitalistes reposent sur la propriété privée des moyens de production et d’échange. Cette exploitation est inhérente au MPC.
De la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, Marx déduit que le MPC doit subir des crises récurrentes provoquées par l’insuffisance du pouvoir d’achat du plus grand nombre. À court terme, la fonction de ces crises est de dévaloriser le capital constant C déjà installé, qui perd de sa valeur du fait de la multiplication des faillites, et de restaurer le taux de profit des entreprises qui survivent. À plus long terme, ces crises s’inscrivent sur le fond de tensions sociales de plus en plus fortes et seront de plus en plus violentes jusqu’à la crise finale qui signera l’effondrement du MPC. Cette évolution est inéluctable, mais selon Marx, on peut et on doit l’accélérer par l’action politique révolutionnaire.
2. Les schémas de la reproduction
La loi de la baisse tendancielle repose sur la théorie de la valeur-travail. Pour analyser les crises, Marx suit une deuxième piste plus féconde, en ce sens que sa validité n’est pas conditionnée par celle d’une théorie aujourd’hui très contestée de la valeur. Il pose que l’économie se compose de deux sections : la section I des biens de production et la section II des biens de consommation. Pour que l’économie soit en équilibre, il faut que la demande adressée par la section I à la section II soit équivalente à la celle adressée par la section II à la section I. Or, le MPC est un système décentralisé qui fonctionne sans coordination ex ante des activités. Rien ne garantit donc que la condition assurant l’équilibre mutuel des deux sections soit respectée. Il y a même toutes les chances pour qu’elle ne le soit pas, et les crises naissent des disproportions et des décalages qui inévitablement apparaissent entre les deux sections.