Conférence sur FV Hayek (1899-1992)
Né à Vienne en 1899, disparu en 1992, Friedrich Hayek s’est d’abord fait connaître comme économiste. Mais, plus qu’un économiste, c’est un penseur polyvalent qui a laissé sa marque dans bien d’autres domaines : la psychologie, le droit, la philosophie politique ou encore l’épistémologie. Le fil conducteur de son œuvre est un questionnement sur l’avenir de l’humanité qui lui semble assombri par de lourdes menaces, celles du socialisme et de l’interventionnisme conduisant au totalitarisme. Pour les conjurer le rôle qu’il s’attribue en tant qu’intellectuel est de défendre et de reconstruire le libéralisme, doctrine dominante encore au moment de sa naissance mais qui agonisait lors de son âge mûr pour finir par renaître à la fin des années 70, en grande partie grâce à lui. Ainsi le 5 février 1981 Madame Thatcher déclare à la chambre des communes : « Je suis une grandes admiratrice du professeur Hayek. Il serait bon que les honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres, la Constitution de la liberté et les trois volumes de Droit, législation et liberté ». Notons aussi que l’importance de son travail a été reconnue lorsqu’on lui a attribué le prix Nobel d’économie en 1974.
Plan
Cet exposé suit un plan en trois parties.
- La première porte sur FV Hayek en tant qu’il fut un témoin de la fin de l’empire austro-hongrois et donne des indications biographiques sur les années de formation de sa pensée.
- La seconde montre en quoi il est un économiste hétérodoxe, ce que sont les bases de son analyse et ce que fut son duel avec John Maynard Keynes
- La troisième met en évidence le fait que sa réflexion s’étendait bien au delà de l’économie avec des indications sur sa conception du droit, de la liberté et de la connaissance.
I – Un témoin de la fin de l’empire austro-hongrois
À la fin du XIXe siècle et au début du 20e, Vienne est la capitale d’un empire multi-ethnique qui structure l’Europe centrale. Elle est l’un des plus brillants centres artistiques et intellectuels de l’Europe, celui qui voit naître le freudisme et la psychanalyse. Mais travaillé par la question des nationalités, l’empire austro-hongrois est aussi le foyer d’où est partie l’étincelle qui déclenchera la première guerre mondiale.
Membre d’une famille aisée et cultivée, Hayek débute son existence dans un milieu intellectuel tourné vers la médecine, la biologie, l’économie et le droit. D’une grande curiosité d’esprit, il s’est d’abord intéressé à la botanique, à la théorie de l’évolution et à la psychiatrie , avant de découvrir autour de 16 ans, les sciences de l’homme. À l’âge de 18 ans il est affecté dans un régiment d’artillerie puis envoyé sur le front italien. Il y passe un peu plus d’un an, sans beaucoup d’action, et y contracte la malaria. A l’occasion d’une permission, il rencontre pour la première fois son cousin le philosophe Ludwig Wittgenstein, inspirateur du futur cercle de Vienne dont Hayek combattra résolument les thèses.
La défaite de l’armée austro-hongroise met fin à son expérience militaire. Celle-ci a détourné ses centres d’intérêts des sciences naturelles vers les sciences sociales et en particulier vers l’économie. Elle l’a rendu fondamentalement hostile aux idées nationalistes qui sont à l’origine de la catastrophe qui a frappé le monde et détruit l’ordre social d’avant-guerre. A Vienne où il réside à nouveau, l’inflation se transforme en hyper inflation entre octobre 1921 et mai 1922. Elle ruine la classe sociale dont Hayek est issu. Vienne, devenue la capitale d’une république au territoire rabougri, est le théâtre d’émeutes de la faim et de bouleversements politiques. La municipalité y est dirigée par les socialistes de 1919 à 1934. Très influencée par l’austro- marxisme, l’équipe au pouvoir met en œuvre des programmes sociaux d’envergure en particulier dans le domaine du logement collectif. La ville est parfois secouée par des luttes violentes, avec en 1927, puis en 1934, les révoltes de milices ouvrières.
Ce contexte marque la formation de la pensée d’ Hayek. Il ne cesse de polémiquer contre les autorités municipales viennoises et de combattre intellectuellement le marxisme aussi bien que le freudisme. Cela éclaire son individualisme et son antisocialisme intransigeant, sa crainte des mouvements populaires et de la dictature du prolétariat, sa phobie de l’inflation, sa condamnation de l’idée même de justice sociale (le volume 2 de DLL a pour titre : Le mirage de la justice sociale).
Dans cet environnement troublé, Hayek s’inscrit à l’université et suit des cours dans plusieurs disciplines. Il participe également à des séminaires informels qui se tiennent souvent dans les cafés. À Zurich il s’initie à l’étude du cerveau et découvre les travaux de Ernst Mach sur la psychologie de la perception. Revenu à Vienne, il obtient un premier doctorat en jurisprudence en novembre 1921. Il a donc reçu une formation de juriste.
Mais il s’intéresse surtout à la psychologie et à l’économie. Il rejoint le séminaire privé réuni par Ludwig von Mises qui est à l’époque le chef de file du courant néoclassique autrichien. Sous l’influence de ce dernier, Hayek, jusqu’alors relativement ouvert à des idées socialistes modérées, passe dans un camp libéral radicalement opposé au socialisme. Guidé par Mises, il obtient un second doctorat en soutenant une thèse sur la valeur en mars 1923. Mises l’aide également à obtenir un emploi dans un organisme gouvernemental chargé de régler les dettes d’avant-guerre de l’Autriche.
Pour résumer Hayek est donc hostile au nationalisme qui a fait disparaître ce que Stefan Zweig a appelé « le monde d’ hier », il est hostile au marxisme alors que Vienne est dirigé par des marxistes depuis 1919 et il combat le freudisme qui lui paraît résumer toutes les erreurs intellectuelles de son temps. De Freud il écrit : son objectif fondamental qui fut d’abolir les répressions culturellement acquises et d’affranchir les pulsions naturelles a ouvert la plus fatale offensive contre la base de toute civilisation, 1983a p. 208
Après Vienne, il s’installera à Londres avec un poste à la London School of Economics (L.S.E. de 1931-1949) puis à Chicago comme professeur de sciences sociales et morales (1950-1962) pour ensuite revenir en Allemagne occuper la chaire d’économie politique à l’Université de Fribourg en Brisgau (1962-1969).
II – Un économiste hétérodoxe
L’étude de l’économie absorbe l’essentiel de son temps jusqu’en 1941. Il la mène d’une manière qui le met en marge de la discipline, qui donne à ses analyses des bases originales et le conduit à livrer un combat intellectuel sans merci contre Keynes et les keynésiens.
1- Ce qui le met en marge de la discipline
En tant qu’économiste, Hayek est un franc- tireur car il s’attaque aux quatre illusions qui ont selon lui dénaturé l’analyse économique.
La première illusion est celle de la neutralité : du début à la fin de son œuvre, il affirme que l’économie n’est pas une science neutre. Il n’y a pas lieu de séparer ce qui relèverait d’une analyse positive s’en tenant aux faits et ce qui relèverait d’une analyse normative. Le chercheur est toujours guidée par des jugements de valeur qui influencent sa démarche. Il doit les afficher ouvertement.
La deuxième illusion est celle de la formalisation mathématique : il conteste la tendance à faire de l’économie une branche des mathématiques appliquées. Les mathématiques peuvent aider à illustrer et formuler certains raisonnements. Mais elles sont impuissantes à saisir l’essence des phénomènes économiques car ceux-ci relèvent de la volonté d’individus pensant et agissant dans un contexte marqué par le temps, l’incertitude et l’ignorance. L’usage extensif des mathématiques impressionne les hommes politiques. Mais c’est de la poudre aux yeux. Au sein de l’activité des économistes professionnels, le recours systématique aux mathématiques est ce qui s’apparente le plus à la pratique de la magie.
La troisième illusion et celle de la mesure : les statistiques peuvent illustrer une théorie mais non la vérifier. Une théorie ne peut naître de l’accumulation de données statistiques, d’autant plus qu’en économie nombre de phénomènes complexes ne peuvent tout simplement pas être mesurés.
Sur ces trois points on constate une convergence avec Keynes qui rejette aussi la mathématisation de l’économie et compare l’économétrie à l’alchimie. Leurs conclusions n’en restent pas moins diamétralement opposées.
Comme le souligne Hayek lui-même, à la racine de ce désaccord se trouve une 4ème illusion, l’illusion macro-économique répandue par Keynes et ses partisans. Après la deuxième guerre mondiale, avec le triomphe de leurs idées, s’est imposée une coupure entre la micro et la macro économie. Hayek est fondamentalement hostile à cette distinction. Il accuse les économistes de s’en tenir à des relations simplistes entre des agrégats statistiques dont la mesure ne signifie pas grand-chose : le PIB, le niveau général des prix, la demande agrégée ou les chiffres du chômage par exemple.
Ce qui est pertinent ce sont les prix relatifs des biens et des services et leur évolution dans le temps. Cette évolution est elle-même conditionnée par les intentions et les anticipations des individus . Le concept de niveau général des prix qu’on pourrait mesurer par un indice n’a dans cette optique aucun sens. Établir des relations causales entre des moyennes et des agrégats relève d’une dangereuse illusion. Ce qu’ étudient l’économie en particulier et les sciences sociales en général c’est un être humain doté de liberté comme de volonté, et dont le comportement est imprévisible. En découlent des processus complexes où joue un nombre de variables distinctes « beaucoup trop grand pour que l’esprit humain puisse les maîtriser et les manipuler effectivement ».
Il n’y a donc pas de place pour la macro économie dans sa démarche qui relève exclusivement de l’individualisme méthodologique.
2- Les bases de son analyse
L’originalité d’Hayek est donc de mettre l’accent sur l’individu. Cela transparait dans la conception subjective de la valeur qui sous-tend sa deuxième thèse. La valeur d’un bien naît d’un processus d’évaluation individuelle confrontant son utilité et sa rareté. En suivant le mode particulier de raisonnement qui correspond à ses intérêts, chaque individu atteint son équilibre lorsqu’il utilise ses ressources de la manière la plus avantageuse pour lui. Cet équilibre est sensible aux deux dimensions de l’espace et du temps.
Dans l’espace, les biens sont situés à des distances différentes, ce qui joue sur leurs prix relatifs.
Dans le temps ils sont disponibles à des échéances différentes, ce qui joue aussi sur leurs prix relatifs.
Temps et espace configurent le système des prix. Mais qui dit temps dit mutations et incertitude. Dans un contexte d’incertitude les prix sont des mécanismes de transmission de l’information sur les modifications de l’état du monde. Ce sont des signaux indiquant que produire, comment le produire, en quelle quantité, où, pour qui ? Ils indiquent aussi ce qu’il faut consommer, ce qu’il faut épargner, ce qu’il faut importer etc. Et cela sans qu’il soit besoin d’une organisation hiérarchique ou d’une coopération consciente entre les individus.
Ce qui fait la beauté du signal, c’est qu’il est par essence impersonnel et abstrait à la différence des ordres du planificateur. Liés les uns aux autres, les prix de marché font système. Ce système est un réseau d’informations, une sorte de rhizome qui relie souterrainement tous les agents sur le marché. Il permet l’ajustement mutuel de leur myriade de décisions et crée un ordre. Cet ordre n’est ni un ordre imposé par la nature ni un ordre construit par une volonté humaine explicite. C’est un ordre spontané qu’Hayek qualifié de catallaxie. Ce terme dérive d’un verbe grec qui signifie échanger mais aussi faire d’un ennemi un ami.
Citation : Une catallaxie est ainsi l’espèce particulière d’ordre spontané produit par le marché à travers les actes de gens qui se conforment aux règles juridiques concernant la propriété, les dommages et les contrats – Droit législation et liberté volume 2 page 131
À ce stade il faut introduire dans le raisonnement la monnaie, le capital et les crises avant d’évoquer le duel entre Hayek et Keynes sur le rôle de l’État.
Pour Hayek le montant de monnaie en circulation et son évolution jouent dans bien des cas sur les prix relatifs et par voie de conséquence sur la production et les revenus. De ce fait la monnaie est inévitablement source de déséquilibres, c’est dans la nature des choses. Pour les minimiser il faut que la politique monétaire soit aussi neutre que possible. Manipuler la monnaie, c’est courir les risques du surendettement et de l’hyper inflation.
Pour ce qui est de la formation du capital, Hayek part de l’idée que l’épargne précède l’investissement et en détermine le montant. En fonction de l’épargne disponible, entre les moyens originels de production que sont la terre et le travail d’une part et les produits finis d’autre part peuvent s’interposer plus ou moins de biens intermédiaires. Ainsi la pêche peut être pratiquée selon des procédés plus ou moins capitalistiques allant de la pêche à main nue au chalutier-usine. L’épargne disponible rend possible des processus de production faisant appel à plus ou moins de capital et donc plus ou moins longs. L’épargne elle-même est déterminée par le taux d’intérêt, prix qui est donc porteur d’un signal crucial. Un taux naturel de l’intérêt se forme si on laisse jouer librement les mécanismes du marché. Le problème est que dans une économie où la monnaie est devenue de papier, son contrôle passe aux mains des apprentis sorciers que sont les banquiers et les politiciens. Les banques centrales peuvent y faire passer le taux que pratiquent les banques commerciales en dessous du taux naturel. Tel fut le cas dans les années 30 lorsque fut pratiquée une « cheap money policy ». C’est le cas aujourd’hui avec les politiques monétaires dites non conventionnelles. Si c’est le cas un faux signal est envoyé aux agents. Un taux trop bas est une incitation à allonger la longueur des processus de production. Davantage de ressources sont transférées vers les biens d’investissement au détriment des biens de consommation. Plus rares ceux-ci deviennent plus chers alors qu’il y a excès de biens de production. Ont été financés des projets qui ne tiennent pas leurs promesses. De ce fait la source de crédit se tarit. Dans le secteur des biens d’investissement, c’est le marasme et le chômage. Cette crise est due au surinvestissement et non à une insuffisance de la demande effective comme le prétend Keynes. Elle dure tant que la structure équilibrée de la production n’est pas rétablie, ce qui passe par son raccourcissement. Réagir en stimulant artificiellement la demande l’aggrave.
Citation : « Une fois la crise déclarée, nous ne pouvons rien faire pour en sortir avant son terme naturel » 1975, p. 160
Les crises sont des rappels à l’ordre, elles permettent de résorber les déséquilibres nés dans la phase d’euphorie. Hayek utilise l’image d’un éventail pour décrire cette suite récurrente de phases d’expansion et de contraction. On a aussi parlé d’effet d’accordéon.
Hayek ne nie pas qu’on puisse stimuler artificiellement à court terme l’emploi par une politique monétaire. Mais ce type de plein-emploi est instable et porteur de problèmes futurs :
Citation : « L’économiste ne devrait pas dissimuler le fait que viser le maximum d’emploi réalisable à court terme par la politique monétaire est essentiellement la politique du desperado qui n’ a rien à perdre et tout à gagner d’un court moment de répit » 1939 a, p.64
Le chef des desperados c’est Lord John Maynard Keynes.
3- Le duel entre Hayek et Keynes
En 1930 paraît le premier ouvrage théorique important de Keynes, son Traité sur la monnaie. Il y défend la thèse que l’élément moteur de l’économie est l’investissement auquel l’épargne automatiquement s’ajuste. Keynes attribue la crise de 1929 à un effondrement de l’investissement et par voie de conséquence de la demande globale. Il voit l’épargne comme un frein à la croissance des pays riches. Il en tire la conclusion qu’il faut stimuler l’investissement par une politique monétaire très permissive et par la hausse massive des dépenses publiques.
Dans les conférences qu’il donne à la London School of Economics, Hayek prend le contre-pied des positions de Keynes qu’il s’agisse du diagnostic ou des solutions. Ces conférences sont publiées sous le titre de Prix et production en 1931 et accompagnées à la même époque par la publication de deux articles très remarqués dans la revue de la LSE. Hayek reproche à Keynes la faiblesse et l’obscurité de son argumentation, l’absence d’une théorie explicite du capital et de l’intérêt et plus globalement une maîtrise très imparfaite de la théorie économique.
Dans ce dialogue de sourds, le clivage central porte sur les liens entre l’épargne et l’investissement.
Keynes réagit très vivement en qualifiant « prix et production » de l’un des plus effroyables embrouillaminis qu’il ait jamais lus et en suggérant que la place d’Hayek est à l’hôpital psychiatrique de Londres. En 1932 Keynes cesse d’alimenter la querelle en écrivant à Hayek qu’il prépare un nouveau livre dans lequel il modifiera et précisera son argumentation. Ce livre c’est la théorie générale publiée en 1936.
Hayek n’en poursuivra pas moins sa croisade. Dans sa dernière œuvre de théorie économique pure (The pure theory of capital, 1941), il avance que la vision économique de Keynes s’appuie sur une faute morale, celle qui lui a fait dire qu’à long terme, nous serons tous morts. Cette concentration sur le court terme est
Citation : « non seulement une erreur intellectuelle sérieuse », mais encore « une trahison de la tâche principale de l’économiste et comme une grave menace pour notre civilisation » 1941, p.409
On voit qu’ils ne se ménageaient pas, ce qui ne les a pas empêchés à titre personnel de nouer des relations amicales.
Il n’en reste pas moins que leur controverse débouche sur des conceptions radicalement opposées du rôle de l’État. Pour Hayek les gouvernements ne peuvent disposer de la totalité des informations nécessaires pour gérer l’économie et atteindre de prétendus objectifs macro économiques comme un taux de croissance, un taux d’inflation ou un taux de chômage. Il conteste aussi la justification même mise en avant dans la poursuite de tels objectifs à savoir l’atteinte de la justice sociale. Sous la bannière de cette revendication chimérique se dissimule la défense d’intérêts corporatistes et la protection de privilèges acquis. Les revenus perçus par chacun ne sont pas déterminés par des normes d’effort, d’égalité ou de justice, ils sont le résultat du jeu de la catallaxie. Ce n’est pas la tâche des gouvernements de les redistribuer. Et combien même on admettrait cet objectif de justice sociale, la théorie keynésienne de la demande effective qui prétend l’atteindre est fausse. Le maniement des impôts, des dépenses publiques et de la monnaie peut avoir une certaine efficacité à court terme mais au prix d’une aggravation de la situation à long terme.
Hayek attribue pourtant une place importante à l’État.
Son premier rôle est de fournir le cadre juridique stable requis par le fonctionnement de la catallaxie.
Il doit aussi assurer un certain nombre de services que le marché ne peut fournir de manière adéquate. C’est le cas des biens collectifs, c’est aussi le cas lorsqu’on est en présence d’externalités. Sur ce point il évoque explicitement les problèmes relatifs à la pollution de l’air et de l’eau.
Toutefois, si certains services ne peuvent être financés que par l’impôt et non pas un prix de marché, il ne s’ensuit pas qu’ils doivent être gérés par le gouvernement auquel aucun secteur d’activité n’est réservé de droit. Et si le gouvernement peut être fondé à agir dans le domaine de l’économie, il doit se soumettre aux règles de la concurrence
Citation : «Ce qui est contestable ce n’est pas l’entreprise d’État mais le monopole d’État» 1994–b, p.225
Si un monopole d’État s’établit les syndicats seront en effet en mesure de prendre le public en otage au sein de ce qu’il appelle les “syndicalo-services publics”(Transport, communication, énergie etc.)
Pour ce qui est de la monnaie, il doute de l’efficacité de toute politique monétaire quelle qu’elle soit, même prudente
Citation : « C’est probablement une illusion de supposer que l’on sera toujours capable d’éliminer complètement les fluctuations industrielles par la politique monétaire » 1975, p. 184
À partir de 1976, il propose même de retirer aux banques centrales le pouvoir d’émettre la monnaie et de soumettre sa création, comme celle de toute autre marchandise, ou jeu de l’offre et de la demande.
Citation : « Si l’abolition du monopole gouvernemental sur la monnaie débouchait sur l’usage général de plusieurs monnaies concurrentes, cela serait déjà en soi un progrès sur un monopole monétaire étatique qui a, sans exception, été exploité pour frauder et tromper les citoyens » 1983a, p. 67-68.
C’est un point devenu d’une grande actualité avec l’essor des crypto-monnaies rendu possible par la technologie de la blockchain qui permet de sécuriser des transactions sans intervention d’un tiers de confiance.
Quant à la protection sociale, Hayek souligne que l’État a une responsabilité à l’égard des plus démunis, ce qui justifie l’instauration d’un niveau minimum de revenus au-dessous duquel personne ne devrait tomber. Mais les systèmes lourds, complexes et de plus en plus opaques graduellement installés dans les pays développés ont selon lui depuis longtemps outrepassé leurs fonctions légitimes de protection des plus faibles pour devenir des moyens détournés et spoliateurs de redistribution des revenus.
En matière fiscale, Hayek est partisan d’un impôt proportionnel dans le taux ne soit pas modifié en fonction des aléas de la conjoncture. La progressivité de l’impôt nuit aux plus riches dont Hayek fait ouvertement l’éloge. Leur groupe contribue en effet puissamment à la croissance économique et même aux progrès de la civilisation. Ce sont en effet les riches qui sont les premiers à expérimenter de nouveaux produits qui seront ensuite accessibles à toute la population. Ce sont eux dont les moyens permettent de faire avancer l’art et la science. Le talent particulier de ces premiers de cordée est citation : leur « aptitude à orienter les ressources vers leurs emplois le plus productif » 1981, p. 118.
III – Un penseur polyvalent.
En 1941 paraît sa dernière œuvre d’économiste académique. Elle porte sur le capital, l’argent et les phénomènes monétaires. Elle a pour titre : The Pure Theory of Capital. Mais par la suite, il élargit son champ de réflexion bien au-delà de celui de l’analyse économique. Il se tourne vers le droit, la psychologie et la philosophie de la connaissance. Cette approche plurielle conforte ses positions d’économistes et leur donne une assise plus large.
Citation : Personne ne peut être un grand économiste qui n’est qu’un économiste–et je suis même tenté d’ajouter qu’un économiste qui est seulement un économiste est susceptible d’être un fléau si ce n’est un réel danger. 1956, p. 123
De 1941 à sa mort en 1992, il a produit un grand nombre d’ouvrages et développé une œuvre considérable dont je ne peux donner ici que quelques brefs aperçus en suivant seulement deux pistes : sa conception de la liberté et du droit, sa théorie de la connaissance.
1° – Droit et liberté
Quand Hayek parle de liberté, ce qu’il a en tête ce n’est pas la liberté comme droit naturel imprescriptible. Il ne l’a conçoit pas non plus comme le pouvoir de faire ce que l’on veut. La liberté est citation «cette conduite humaine particulière où la coercition de certains par d’autres se trouve réduite au minimum possible dans une société » 1994b, p. 11
Cette liberté va de pair avec la propriété privée et les droits qui lui sont associés.
Elle est fragile car les instincts primitifs conduisant au vol, à la fraude et à la violence sont toujours présents dans les sociétés même les plus civilisées. Assise sur un volcan, la civilisation est précaire. C’est à l’État qui dispose du monopole de la coercition de faire en sorte qu’aucun individu ne devienne un instrument dans les plans d’un autre. Ce monopole est le seul qu’Hayek concède à l’État. Mais comme il peut être tenté d’en abuser, il faut fixer des balises à son pouvoir.
C’est ici qu’intervient le droit. Le droit est l’ensemble des règles qui fixent la frontière du mien et du tien et protègent le domaine propre de chacun. Ces règles disent ce que l’on ne doit pas faire si l’on ne veut pas entrer en conflit avec les autres. Elles transmettent une information sur la manière d’interagir avec autrui de manière pacifique. Le droit est donc un guide cognitif de l’interaction sociale. C’est un système de communication qui, avec celui des prix, permet à l’ordre spontané du marché de s’auto-organiser et de fonctionner : celui du droit dit ce qu’il ne faut pas faire et celui des prix ce qu’il convient de faire pour interagir positivement avec les autres et produire efficacement dans une société libre.
C’est par un lent processus de sélection que s’imposent et évoluent les règles juridiques les plus efficaces pour assurer la liberté et la propriété. Les lois ne font que codifier ces règles à un moment donné. Elles ne sont pas édictées, créées par les pouvoirs publics mais issues d’une longue évolution qui, en tâtonnant, par essais et erreurs, sélectionne les règles de conduite les plus efficaces pour assurer la liberté et la propriété.
Le danger est de prétendre que le droit est une création délibérée de l’esprit humain.
Citation : Nous devons d’abord nous libérer totalement de l’idée fausse qu’il puisse exister d’abord une société et qu’ensuite celle-ci soit capable de se donner des lois – 1980, p.113
Cette erreur a pour origine le fantasme constructiviste partagé par Descartes, Hobbes ou Rousseau, fantasme qui conduit tout droit à l’État totalitaire, celui dans lequel la loi découle de l’autorité.
L’ennemi numéro un de la société de droit c’est le socialisme qu’il soit modéré ou radical. Les idéaux socialistes sont louables. Mais ils s’appuient sur une présomption de la raison en vertu de laquelle l’homme se croit en mesure de détruire et reconstruire à sa guise la société, l’économie, le droit, la morale et même la langue. Au bout de la route toujours il y a le totalitarisme. C’est ce point de vue que développe Hayek dans un pamphlet intitulé La Route de la Servitude qu’il publie en 1944 et dédie « aux socialistes de tous les pays ».
Actualité: cela mérite d’être rapproché de ce qui se passe dans notre pays avec le changement permanent des règles, l’inflation des normes, l’instabilité fiscale, le prurit législatif, la tendance à fabriquer des lois prétendant régir dans le détail toutes les situations en en oubliant forcément certaines.
2° – J’en viens pour terminer à sa théorie de la connaissance. À la source de son analyse des phénomènes économiques et sociaux, on trouve en effet une réflexion beaucoup plus large sur la nature de la connaissance. Dès les années 20, à une époque où il hésitait entre la psychologie et l’économie, il avait défini un cadre théorique pour l’étude de ces questions d’épistémologie. Il le reprend et le développe dans The Sensory Order. Publié en 1952, cet ouvrage est structuré autour de quelques interrogations de très vaste portée : quelle est la nature de l’esprit ? Quel est son rapport avec la matière ? Quelles sont les relations entre les phénomènes physiques et les faits mentaux?
Pour Hayek, il y a d’un côté un monde physique qu’étudie la physique. La tâche de cette science consiste à découvrir entre les évènements qui s’y produisent des régularités indépendantes des individus qui perçoivent.
Il y a de l’autre un monde phénoménal ou mental qui est perçu par les individus et qu’il appelle ordre sensoriel. La tâche de la psychologie est de montrer comment les événements du monde physique, à travers leurs effets sur nos sens, se manifestent dans cet ordre sensoriel.
Les deux ordres sont différents car nous ne percevons pas directement une réalité extérieure donnée. Il n’y a pas d’essence des choses perçues. La lecture du monde que fait chaque individu est donnée par l’activité créatrice de son esprit. Son cerveau a pour tâche de mettre en forme et de classer les données reçues du monde extérieur par le filtre de ses sens.
Citation: Tous les phénomènes mentaux, les perceptions des sens aussi bien que les concepts les plus abstraits sont des actes de classification accomplis par le cerveau. 1952 B, page 108
Le cerveau est donc un appareil de classification. Or Citation : Il semblerait que n’importe quel appareil de classification doive toujours posséder un degré de complexité plus grand que les diverses choses qu’il classe. 1953, page 74
La société étant un organisme dont le degré de complexité est encore plus élevé que celui du cerveau humain, il lui est impossible de donner une explication complète de la nature et du fonctionnement de cet organisme. C’est ce qui rend la planification socialiste impossible et, plus généralement, tous les projets de reconstruction rationnelle des sociétés, depuis la cité idéale de Platon jusqu’au communisme de Marx.
Ce détour par les fondements de la psychologie théorique nous ramène aux préoccupations politiques et sociales d’Hayek. Si on admet les limites de notre capacité de compréhension du monde extérieur et de notre propre esprit, l’explication rationnelle de la totalité des phénomènes économiques et sociaux est un mythe. Ce mythe fonde l’illusion constructiviste et scientiste propagée par Descartes, Voltaire, Saint-Simon ou Comte.
Selon Hayek, citation : la plupart des grands accomplissements humains ne sont pas le résultat d’une pensée consciemment dirigée, encore moins le produit de l’effort délibérément coordonné de beaucoup de personnes, mais le résultat d’un processus où l’individu joue un rôle qu’il ne peut jamais pleinement comprendre. 1953, page 135.
La société se compose d’individus porteurs d’informations imparfaites et limitées. Elle est un organisme dont la connaissance est le lien principal mais où cette connaissance est divisée, répartie entre un très grand nombre d’individus. S’y échangent des masses énormes d’informations codées à travers les deux systèmes principaux de communication que sont le droit et les prix. Ces connaissances n’existent que fragmentées dans les cerveaux de ceux qui composent la société. Nul super cerveau, nul chef suprême ne peut détenir à aucun moment l’ensemble des connaissances qui sont dispersés entre des millions d’individus. Et pourtant spontanément ça marche et ça marche d’autant mieux qu’on laisse fonctionner librement cet ordre spontané.On retrouve l’intuition de Smith, celle de la main invisible, mais une intuition désormais solidement étayée.
Conclusion
En conclusion cette dernière citation: Nous devrions en savoir assez long, pour éviter de détruire notre civilisation en étouffant le processus spontané de l’interaction des individus, en chargeant une quelconque autorité de le diriger. Mais pour ne pas tomber dans cette faute, nous devons rejeter l’illusion d’être capable de délibérément créer l’avenir de l’humanité. 1983 a, p.182
Telle est l’ultime conclusion des décennies consacrées par Hayek à l’étude de ces questions.
Son œuvre demeure d’une étonnante actualité. À ce titre on peut se demander, mais sans trop douter de la réponse, comment il aurait analysé la tentation transhumaniste qui est de reconstruire non plus la société mais l’homme lui-même.
Si on regarde le passé récent on ne peut que constater que l’histoire lui a donné raison : l’effondrement de l’Union soviétique est tout à fait conforme à ce qu’il avait prédit.
Si on se situe sur un plan plus analytique on remarque qu’il a donné un contenu solide à la notion au départ assez floue de main invisible. En ce sens il a vraiment refondé le libéralisme.